Le Monde – Une horloge moléculaire de 2,5 milliards d’années

Une horloge moléculaire de 2,5 milliards d’années

Tous les organismes vivants mesurent la période de rotation de la terre (environ 24 heures) et modulent leur activité au long de cette période. Les horloges biologiques qui mesurent ce temps adaptent, y compris par anticipation, le métabolisme et le comportement d’un organisme en fonction des alternances jour/nuit, créant ainsi les rythmes circadiens. Nous percevons notre propre horloge circadienne lors du décalage horaire après un trajet en avion, ou même lors du passage à l’heure d’été. Notre horloge interne et le tempo de la réalité ne sont plus en phase, et il nous faut généralement plusieurs jours pour nous «remettre à l’heure».

Les horloges circadiennes fonctionnent même en l’absence d’influences extérieures (comme la lumière). Elles sont autonomes, inscrites dans le comportement des molécules et des cellules de tous les organismes. Des protéines identifiées depuis longtemps constituent les composants moléculaires des horloges des bactéries, des champignons, des plantes et des animaux. Toutes ces protéines suivent un même cycle de production et de dégradation sur 24 heures, entraînant d’autres modifications cycliques dans l’organisme. Mais les gènes horlogers qui les produisent sont très différents entre tous ces organismes, suggérant que ces horloges moléculaires ont des origines évolutives indépendantes.

En 2011, J. O’Neill et A. Reddy, de l’université de Cambridge, identifiaient dans nos cellules sanguines des variations d’état d’oxydation des péroxirédoxines suivant des cycles de 24 heures. Les formes oxydées de ces protéines participent à l’élimination des sous-produits toxiques de la respiration cellulaire. Ainsi, les cycles circadiens d’oxydation des péroxirédoxines battent la mesure du temps, indépendamment des autres protéines d’horloge déjà connues.

Les péroxirédoxines ont une origine évolutive très ancienne et sont présentes chez tous les organismes utilisant l’oxygène. Aussi les équipes d’O’Neill et Reddy ont-elles cherché à savoir si le cycle des péroxirédoxines observé dans les globules rouges existait chez d’autres organismes. Leurs résultats, publiés le 24 mai dernier dans Nature, indiquent l’universalité des péroxirédoxines comme marqueurs métaboliques du cycle circadien, des microbes aux mammifères. Cette découverte suggère pour la première fois que l’horloge circadienne est apparue une seule fois dans l’histoire du vivant.

Les cycles d’oxydation des péroxirédoxines trouvent probablement leur origine dans un évènement majeur et unique de l’histoire de la vie : l’apparition de bactéries photosynthétiques dont l’activité a conduit à l’accumulation massive d’oxygène dans l’atmosphère, il y a 2.5 milliards d’années. Le passage à un mode de vie basé sur l’oxygène s’est accompagné de l’apparition de systèmes de détoxification, comme les péroxirédoxines. De plus, en anticipant les cycles photosynthétiques imposés par l’alternance jour/nuit, les péroxirédoxines ont formé la base d’une horloge circadienne moléculaire.

En exploitant de manière opportuniste un évènement potentiellement toxique –l’augmentation de la concentration d’oxygène atmosphérique– le vivant a inventé un mécanisme de mesure du temps dont le tic-tac raisonne encore aujourd’hui dans nos cellules.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 23 juin 2012