Le Monde – Une histoire de dengue

Une histoire de dengue

Sueurs froides chez des habitants du nord-est du Queensland (Australie), en apprenant que des chercheurs allaient relâcher dans leur quartier des milliers de moustiques Aedes aegypti, ceux-là mêmes qui transmettent la dengue, une infection virale qui touche chaque année 50 millions de personnes et cause plus de 20 000 décès. L’équipe de recherche menée par Scott O’Neill développe depuis des années une stratégie inédite de lutte biologique contre la dengue en ciblant non pas le virus mais son vecteur, le moustique, afin de réduire sa capacité de transmission. La clé de voûte de cette stratégie est la bactérie Wolbachia.

Présente dans 75 % des espèces d’insectes, elle se loge dans leurs cellules et se transmet de la mère à la descendance. L’originalité de cette bactérie symbiotique vient des changements qu’elle induit dans la physiologie de son hôte. Par exemple, la descendance d’une femelle saine fécondée par un mâle porteur ne se développe pas. En revanche, une femelle porteuse peut être fécondée par tous les mâles sans dommage pour sa descendance, ce qui lui donne donc un avantage sélectif sur les femelles saines. Wolbachia assure ainsi son succès évolutif en se répandant rapidement dans les populations qu’elle colonise. En retour, elle confère à son hôte une plus grande résistance aux infections virales.

L’idée d’O’Neill était d’exploiter ces deux propriétés pour remplacer les populations de moustiques, naturellement dépourvues de Wolbachia, par d’autres porteurs de la bactérie rendus moins bons vecteurs du virus de la dengue. Une étude parue dans le numéro 476 de la revue Nature valide cette idée, donnant ainsi de sérieux espoirs dans la lutte contre la pandémie de dengue.

L’équipe d’O’Neill a tout d’abord introduit artificiellement des Wolbachia dans les moustiques. Ce processus aura pris deux ans, le temps que la bactérie s’adapte à l’environnement cellulaire du moustique. Une fois Wolbachia bien acclimatée à son nouvel hôte, les chercheurs ont observé que les moustiques, sans paraître affectés par la bactérie, bloquent de façon spectaculaire la transmission de la dengue.

Les chercheurs ont alors pu passer au test grandeur nature pour valider leur stratégie. En janvier 2011, ils ont relâché 300 000 moustiques porteurs de Wolbachia et ont suivi leur devenir au sein des populations naturelles. Trois mois plus tard, près de 100 % des moustiques de la région étaient porteurs de la bactérie ; les populations naturelles avaient été remplacées par les descendants des moustiques relâchés.

Une nouvelle campagne de lâchers a démarré, en janvier, avec une autre souche de Wolbachia. D’ici deux ans, des moustiques porteurs seront relâchés dans des zones où la dengue est fortement implantée, comme la Thaïlande et le Vietnam, pour mesurer l’efficacité de cette stratégie de lutte biologique à grande échelle. A terme, cette stratégie pourrait permettre de neutraliser les insectes vecteurs d’autres maladies infectieuses, comme le paludisme.

L’étude des interactions entre Wolbachia et les insectes intéresse des chercheurs depuis des décennies, sans autre finalité que de comprendre leurs relations. Ces recherches fondamentales ouvrent aujourd’hui, et de façon imprévue, l’espoir d’éradiquer un fléau qui, chaque année, cause 500 000 hospitalisations.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 18 février 2012