Le Monde – Une carte à 100 milliards (de neurones)

Une carte à 100 milliards (de neurones)

Comprendre le fonctionnement du cerveau est un enjeu scientifique majeur du XXIe siècle. Cette compréhension passe par la description physique des circuits de neurones qui le constituent. Il s’agit chez l’humain de quelque 100milliards de neurones, chacun connecté à environ 1000 autres par de minuscules synapses. L’objectif est d’établir une carte de toutes ces connexions (le connectome) et d’y naviguer comme on navigue dans Google Maps, en zoomant depuis une aire du cerveau jusqu’aux tréfonds de chaque synapse. La démarche permettant de décrire ces connexions existe depuis plus de quarante ans, mais le défi reste titanesque et augmente exponentiellement avec le nombre de neurones impliqués.

A l’aube des années 1970, SydneyBrenner a l’idée de saucissonner un cerveau en très fines tranches, qu’il photographie au microscope électronique pour visualiser neurones et synapses. Il empile alors les photos de telle manière qu’il obtient un volume d’images permettant de traverser le cerveau. Ainsi, en partant d’une terminaison nerveuse sur une photo et en traçant littéralement son devenir et ses connexions de photo en photo, il reconstruit un neurone entier en trois dimensions. Le coup de génie de Brenner à l’époque est d’avoir choisi un petit ver nématode dont le système nerveux ne possède «que» 302 neurones. Pourtant, il faudra plus de quinze ans à l’équipe de Brenner pour décrire l’écheveau constitué. La partie la plus chronophage de cette entreprise, en ces temps préhistoriques de l’informatique, est l’annotation de chaque photo à la main, avec des feutres de couleur.

Comment passer à des cerveaux plus gros ? Celui d’une mouche adulte compte 100 000 neurones, celui d’une souris 75 millions. A l’évidence le traçage des neurones au feutre n’est pas une option. Pour changer d’échelle, il faut changer d’outils. L’ordinateur remplace les feutres et permet d’intégrer les annotations sur les coupes digitalisées et empilées. Mais la solution qui s’impose à tous est de démultiplier les annotateurs de neurones. Ainsi, en coordonnant le travail d’étudiants chargés d’effectuer le traçage de neurones, Albert Cardona (Janelia Research Campus, Virginie) obtient déjà une partie de la carte du cerveau d’un asticot et ses 10000 neurones. Avec la même approche, Gregory Jefferis (LMB, Cambridge) a entrepris d’annoter les 4000 neurones du centre de la mémoire olfactive du cerveau de mouche, ce qui devrait prendre quatre ans à une quinzaine de personnes. La tâche reste laborieuse: près d’une semaine de travail et quelque 5000 clics par neurone.

Le groupe de Moritz Helmstaedter (Institut Max Planck, Francfort) veut, lui, s’en remettre au crowd sourcing, la contribution du grand public, afin de décrire le connectome d’un bout de cortex de souris (plusieurs centaines demilliers de neurones). En transformant une pile d’images de coupes de cerveau en un jeu vidéo en ligne, les chercheurs font tracer les neurones par les joueurs, à leur insu. De clic en clic, le joueur évolue dans un décor virtuel de science fiction et esquisse la topologie d’un neurone. Les chercheurs acceptent comme correct le tracé suivi par le plus grand nombre de joueurs, filtrant ainsi les erreurs de certains. Si le jeu séduit suffisamment de joueurs, on peut espérer une carte de ce bout de cerveau dans quelques années seulement. Ces cartes du cerveau n’ont pas vocation à expliquer son fonctionnement, de la même manière que la carte d’un pays n’a jamais à elle seule expliqué son fonctionnement. Cependant, connaître précisément les structures des circuits neuronaux donne un cadre essentiel pour poser de nouvelles questions, y répondre, et éclairer notre compréhension du fonctionnement cérébral.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 16 novembre 2016