Le Monde – Quarante ans avec les pinsons de Darwin

Quarante ans avec les pinsons de Darwin

La théorie imaginée par Wallace et Darwin pour expliquer l’évolution des espèces par la sélec­tion naturelle reste l’objet de critiques et de dénigrements, au motif qu’elle ne serait qu’un postulat non démontré. Et, pourtant, les démonstrations abondent. L’une d’entre elles mérite d’être souli­gnée pour sa force et son élégance.

Dans L’Origine des espèces, Darwin énonça que les variations de tel ou tel caractère héréditaire, obser­vées au sein d’une espèce, influencent les chances de survie et de reproduction de chaque individu dans un environnement donné. Une idée simple, révolution­naire, mais dont la démonstration formelle exigeait de mesurer le nombre de descendants de chaque va­riant, sur plusieurs générations, et au gré des change­ments d’environnement. Un défi, vu le temps de génération de la plupart des espèces.

Au début des années 1970, Peter et Rosemary Grant, aujourd’hui professeurs émérites à l’université de Princeton, commencèrent à observer les pinsons d’une minuscule île volcanique des Galapagos, Da­phne Major. Ces oiseaux, fort semblables entre eux, sont précisément ceux que Darwin collecta lors sa vi­site de l’archipel, en 1835. Ceux-­là mêmes qui l’éclairè­rent sur l’importance des variations entre individus, source de l’évolution des espèces. En posant le pied sur ce caillou, les Grant lançaient en fait un pro­gramme de recherche qui allait durer quarante ans et démontrer la théorie darwinienne. Accompagnés de leurs enfants, puis de leurs étudiants, les Grant sont retournés chaque année sur Daphne Major. Ils y ont suivi chaque oiseau, de sa naissance à sa mort, dé­nombré ses descendants, noté son régime alimen­taire et mesuré son poids et les dimensions de son bec. Les deux chercheurs racontent cette aventure scientifique extraordinaire dans leur livre 40 Years of Evolution. Darwin’s Finches on Daphne Major Island (Princeton University Press, 432 p., 40 €).

En particulier, leurs observations ont mis en évi­dence le rôle des variations climatiques sur l’évolu­tion de la végétation et des pinsons. Sécheresses ou pluies torrentielles, selon les années, déciment les po­pulations de pinsons, mais de manière sélective. Pen­dant les épisodes de sécheresse ne subsistent que des plantes produisant de grosses graines à coques dures, que seuls les oiseaux dont le bec est assez gros et fort peuvent casser pour se nourrir du fruit. Ces individus, contrairement à ceux dont le bec n’est pas assez puis­sant, sont avantagés dans l’accès aux ressources. Cela augmente par conséquent leurs chances de survie et de reproduction, relativement aux autres pinsons. L’effet sur la génération suivante est spectaculaire : la fréquence des individus à gros bec a augmenté. Inver­sement, les épisodes d’El Niño et ses pluies torrentiel­ les favorisent la croissance des plantes à petites grai­nes. Ce sont alors les pinsons à bec plus fin qui sont favorisés pour l’accès à ces graines, aux dépens des individus à gros bec, dont la proportion relative baisse à la génération suivante.

Le travail des Grant montre l’évolution en temps réel des pinsons et les oscillations de la taille de leur bec. Plus généralement, il démontre que le tempo de l’évolution des espèces se mesure non pas sur des millions d’années, mais d’une génération à l’autre. Une réalité à mettre en regard du rôle grandissant que nous exerçons sur le climat.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 19 novembre 2014