Quand le jagupard brasse la définition de l’espèce
Connaissez-vous le ligre, le jaglion, le jagupard et autres léopons? Comme les noms qui les désignent, ces animaux sont les progénitures chimères de différentes espèces de félins : lion et tigresse, jaguar et lionne, jaguar et panthère, panthère et lionne. Hybrides, exceptionnels et produits en captivité, ils présentent des caractéristiques physiques de leurs deux parents. Exceptionnels et généralement stériles, ils confirment la définition la plus généralement acceptée de l’espèce. Cette dernière, universalisée par le célèbre biologiste Ernst Mayr (1904-2005), délimite les espèces comme des entités incapables de se reproduire entre elles ou de produire une descendance fertile.
Mais la nature est contrariante ! A y regarder de très près, c’est-à-dire en comparant les génomes entiers d’espèces proches, le rempart reproductif entre espèces n’est parfois qu’un muret, facile à franchir. Le séquençage d’un nombre croissant de génomes révèle que de nombreuses espèces animales ont échangé des gènes au cours de l’évolution. Or, pour des animaux à reproduction sexuée, il n’y a pas 36 façons de s’échanger des gènes, il faut s’accoupler !
Revenons à nos chatons: Eduardo Eizirik, de l’université de Porto Alegre (Brésil), William Murphy, de l’université du Texas (Etats-Unis), et leurs équipes viennent d’illustrer l’ampleur du phénomène d’échange génétique entre plusieurs espèces de gros chats. Ce travail, publié dans la revue Science Advances du mois de juillet, présente la séquence complète de deux espèces du genre Panthera, le jaguar et le léopard. Puis, les chercheurs ont comparé ces génomes à ceux, déjà disponibles, de trois autres espèces vivantes de Panthera, le lion, le tigre et l’once, ou léopard des neiges.
Si ces génomes sont globalement bien distincts, comme on pouvait s’y attendre, ils sont parsemés de troublantes similitudes dans la séquence de certains gènes. Pour s’en faire une idée, si ces génomes étaient des costumes de différentes époques, on trouverait celui du chevalier avec un gilet pare-balles à la place de la cotte de mailles. Ces félins ont opéré au cours de leur histoire un véritable troc génétique à grande échelle : des gènes de lion chez le jaguar, des gènes de tigre chez le léopard, etc. Bref, la signature d’un vrai lupanar de félidés, qui s’est étalé sur plus de trois millions d’années !
Comment ces transferts se limitent-ils à quelques gènes ? Une ligre, mi-tigre, mi-lionne, est parfois fertile. Si dans la nature elle se reproduit avec un tigre, leur descendance héritera d’un quart degènes de lion et de trois quarts de gènes de tigre. Si cette descendance, comme il est probable, se reproduit avec des tigres, la génération suivante aura un huitième de gènes de lion. La dilution des gènes de lion dans le génome du tigre se poursuit au fil des générations, mais certains gènes de lion subsistent malgré tout. Pour expliquer cette persistance, les chercheurs avancent que ces gènes hérités du lion s’avèrent plus avantageux pour l’animal que la version originale du tigre. Par l’action de la sélection naturelle, ces quelques gènes de lion ne sont pas éliminés, mais sont au contraire fixés dans le génome du tigre. Le tigre, grâce à la part du lion, se trouve mieux adapté à son environnement.
Ces transferts génétiques, source de nouveautés et d’adaptation, ont sans doute modelé l’évolution de nombreuses espèces, au-delà des gros chats. Ils rappellent étrangement les récents éclairages que le séquençage d’ADN ancien a apportés à l’histoire des hommes. Notre propre génome possède lui aussi quelques emprunts aux néandertaliens et aux dénisoviens, preuves d’hybridations inter-espèces lointaines et d’échanges génétiques qui ont influencé notre destin évolutif.
Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 11 octobre 2017