Le Monde – Quand la vigne se prend pour un caméléon

Quand la vigne se prend pour un caméléon

La recherche fondamentale est essentiellement l’art d’observer et d’interroger les phénomè­nes naturels pour les décrire et les compren­dre. Parfois, la simple contemplation de curio­sités de la nature – qui attirent l’œil averti et interpellent l’esprit préparé – suffit à fournir son lot de surprises et d’interrogations. C’est une bizarrerie remarquable qui a été découverte par des botanistes lors d’une étude de terrain dans la forêt vierge chi­lienne : une vigne grimpante capable de copier par mimétisme les plantes qu’elle croise sur sa route, un caméléon végétal en somme !

Les cas de mimétisme, ou l’art de prendre l’appa­rence d’une autre espèce, sont bien connus chez les animaux comme chez les plantes, atteignant parfois des sommets dans la sophistication, le rocamboles­que, ou le sens du détail, comme ces orchidées dont les fleurs attirent des insectes pollinisateurs en mi­mant leurs partenaires sexuels.

La vigne caméléon, Boquila trifoliolata, pousse le long de divers arbustes dont elle copie, parfois ad­mirablement, la forme, la taille et la couleur des feuilles. Feuilles dentelées, pointues, pétiolées, ron­des ou longues, rien dans l’art de l’imitation ne lui semble impossible. Ces feuilles de vigne mimétiques ont en commun d’être moins souvent la cible de prédateurs herbivores que les feuilles non miméti­ques. Mais le plus étonnant, et ce qui est tout à fait inédit, c’est la capacité d’une même tige de Boquila à mimer différents types de feuilles au gré des diver­ses plantes qu’elle rencontre pendant sa croissance. La plasticité polymorphe de la vigne caméléon cons­titue la vraie surprise de l’article publié, en mai, dans le volume XXIV (n° 9) de la revue Current Biology, en particulier pour ce que cela suppose des mé­canismes sous­-jacents.

Le développement des feuilles, comme celui de tout autre organe, est orchestré par un programme génétique dont le déroulement s’accommode d’une certaine plasticité qui permet aux organismes, ani­maux comme végétaux, de prendre différentes for­mes en fonction des conditions du milieu dans le­ quel ils se développent (lumière, température ou ressources alimentaires). Mais changer de forme de feuilles plusieurs fois au cours de la croissance, c’est du jamais vu ! Comment la vigne caméléon est-­elle capable de percevoir, de distinguer et d’imiter les feuilles des différentes plantes qu’elle croise ? On ne le sait pas encore. Seule certitude, cette communica­tion ne requiert pas de contact physique entre les plantes. S’agit-­il alors de communication chimique entre feuilles, à la manière des phéromones entre in­sectes ? Ou bien d’un transfert d’information généti­que par des vecteurs bactériens ou des insectes ? Ou encore d’autre chose, inconnu de la science ? Ce mé­canisme de communication est-­il singulier ou bien existe-­il chez d’autres plantes, et même au­-delà ? Autant de questions fascinantes, mais pour le mo­ment sans réponses.

La découverte des propriétés mimétiques de la mo­deste vigne caméléon Boquila trifoliolata est un exemple typique de questionnement qu’inspire l’inventaire exhaustif et minutieux de la nature. Sous des dehors naturalistes a priori anecdotiques, cette démarche descriptive ouvre peut-­être la voie à des dé­couvertes fondamentales inattendues.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 27 août 2014