Peut-on prédire l’évolution des espèces ?
Le biologiste Stephen Jay Gould expliquait, pour illustrer le fait que l’évolution des espèces n’est pas prévisible, que si l’on rejouait le film de l’histoire de la vie plusieurs fois, le résultat serait à chaque fois différent. On connaît néanmoins de nombreux exemples d’espèces qui se sont adaptées de façon similaire à un même défi environnemental, en convergeant vers la même solution évolutive. Par exemple, mammifères et oiseaux marins ont vu indépendamment leurs membres antérieurs se transformer en nageoires.
Il reste à comprendre si les cas d’évolution convergente sont produits par des changements moléculaires similaires ou bien par des recettes différentes. Pour répondre à cette question, les équipes de Peter Andolfatto et de Susanne Dobler se sont intéressées en parallèle à des dizaines d’espèces d’insectes qui ont indépendamment acquis la capacité à se nourrir de plantes toxiques pour les autres insectes. Leurs études, parues en septembre dans les revues Science et PNAS, mettent en lumière au niveau moléculaire un spectaculaire exemple d’adaptation convergente.
En libérant dans leur sève des toxines – les cardénolides –, ces plantes se protègent des insectes herbivores. Ces cardénolides ciblent une protéine, présente chez tous les animaux, qui assure les échanges d’ions sodium à travers les membranes des cellules. Cette pompe à sodium est essentielle au fonctionnement des cellules, notamment des muscles et des neurones. En attaquant la plante, les insectes ingèrent la toxine qui se fixe sur la pompe et bloque son activité. Comment alors diverses espèces d’insectes sont elles devenues résistantes aux cardénolides ?
En comparant la structure de la protéine entre espèces sensibles et résistantes aux cardénolides, les chercheurs ont observé des différences dans la région de la pompe reconnue par la toxine. Chez les espèces sensibles, l’interaction entre la protéine et la toxine est aussi spécifique qu’entre une clé et sa serrure. Chez les espèces devenues résistantes, la séquence en acides aminés, qui détermine la structure de la protéine, a changé, empêchant la fixation de la toxine. La serrure est modifiée, la clé n’y entre plus. Alors qu’on peut imaginer bien des façons de changer la structure de la protéine, et donc la forme de la serrure, les changements sont étonnamment similaires entre les espèces devenues résistantes. On trouve parfois exactement les mêmes changements d’acides aminés apparus de nombreuses fois séparément chez plusieurs espèces.
La modification de la structure de la pompe à sodium apparaît comme une solution privilégiée au cours de l’évolution pour résister aux cardénolides. Pour autant, les changements de structure qui bloquent la fixation de la toxine sont limités par une contrainte : la pompe à sodium doit pouvoir fonctionner efficacement ! L’équilibre entre ces deux pressions de sélection, adaptation aux cardénolides et contrainte fonctionnelle, limite fortement les solutions moléculaires possibles. Cela rend très probable l’émergence répétée de solutions identiques chez des espèces soumises à la même pression de sélection. Si l’évolution des espèces n’est certainement pas prévisible, elle est néanmoins déterminée en partie par les contraintes qui pèsent sur les protéines et par la pression de l’environnement.
Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 20 octobre 2012