Le Monde – Nous et tous nos génomes

Nous et tous nos génomes

En 1962, à l’aube de l’analyse des pre­mières séquences d’ADN, le biologiste John Gurdon réalisa une expérience décisive pour comprendre la relation entre notre génome et l’utilisation qu’en fait cha­cune de nos cellules. Gurdon transplanta le noyau, et donc le génome, d’une cellule de peau de crapaud adulte dans une cellule œuf dépourvue de noyau, une sorte de coquille vide. L’œuf au noyau greffé se développa en un beau crapaud. Cette première expérience de clonage, qui valut à John Gurdon un prix Nobel de médecine et physiologie en 2012, prouva que le génome d’une cellule de peau contenait toute l’information nécessaire à la formation d’un organisme entier. Gurdon en conclut que toutes les cellules du corps devaient avoir le même génome.

Depuis cette expérience, on a appris à établir la séquence complète des lettres chimiques qui composent les génomes, petits ou grands. Lorsque dans les années 2000 fut publiée la première séquence du génome humain, il s’agissait d’une séquence moyenne obtenue à partir d’un grand nom­bre de cellules, provenant de plusieurs indi­vidus ; une nécessité technique alors pour avoir assez d’ADN à séquencer. Aujourd’hui, les techniques de séquençage ont fait de tels progrès que le matériel de départ n’est plus limitant, et c’est le génome de cellules indivi­duelles qu’on peut déterminer. Après l’expé­rience de John Gurdon sur les crapauds, on s’attendait à trouver la même séquence d’ADN dans chaque cellule du corps. Eh bien ce n’est pas le cas ! Les génomes des différen­tes cellules séquencées, pourtant toutes des­cendantes d’une même cellule œuf conte­nant une séquence génomique particulière, se distinguent par des centaines, voire des milliers de différences.

La présence de mutations génétiques dans les cellules du corps – les cellules somati­ques – n’est pas une surprise en soi. Les can­cers, en effet, reposent sur l’apparition et l’accumulation de mutations dans des cellules somatiques. Elles frappent des gènes qui régulent la division ainsi que la mort programmée des cellules. On pensait l’apparition de mutations rare, résultant d’erreurs sporadiques dans la copie de l’ADN au moment des divisions cellulaires.

Nombre d’études récentes mettent à mal cette idée en établissant que les cellules humaines acquièrent des mutations tout au long de la vie, et ce dès l’embryogenèse. Il se dégage de ces études pionnières, qui séquen­cent « seulement » quelques centaines de cellules, que chacun de nous est une mosaï­que génétique. Nous ne possédons pas « un » génome, mais plusieurs, répartis dans diffé­rentes cellules du corps.

Ce mosaïcisme génétique est sans doute à l’origine d’un certain nombre de patholo­gies, au­-delà des cancers. En particulier, les cellules neurales, qui vivent très longtemps, ont fortement tendance à accumuler des mutations, qui pourraient provoquer des dégénérescences neurales.

Parce que mutation ne rime pas forcément avec altération, on peut aussi imaginer que le mosaïcisme génétique contribue à la diversification fonctionnelle des cellules, par exemple en modulant la connectivité ou l’activité de populations de neurones, essen­tielles à de nombreux processus cognitifs.

Alors, John Gurdon s’est­il trompé ? La diversité génomique en mosaïque qui se révèle peu à peu ne contredit pas fondamen­talement la notion d’unité génomique d’un organisme. Elle la nuance. Notre génome fait de nous des humains. Mais de la même manière que de petites différences généti­ques entre individus façonnent nos singula­rités, de légères variations d’une cellule à l’autre, de l’ordre du millionième, contri­buent certainement à une diversité jus­qu’alors insoupçonnée à cette échelle, et dont les conséquences demeurent à explorer.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 27 juin 2018