Le Monde – L’orchestration du génome

L’orchestration du génome

Les biologistes sont depuis longtemps confrontés à une question aussi essentielle que paradoxale : comment les cellules d’un organisme peuvent-elles devenir aussi différentes que des neurones ou des cellules musculaires alors qu’elles possèdent toutes les mêmes gènes ? La réponse est simple : chaque type cellulaire n’utilise qu’une partie de ses gènes. Cette réponse est venue initialement non pas de l’étude de cellules aussi complexes que des neurones ou des muscles, mais de l’analyse des mœurs alimentaires d’une modeste bactérie qui peuple nos intestins.

A la fin des années 1950, François Jacob, qui vient de disparaître, Jacques Monod et André Lwoff étudient à l’Institut Pasteur de Paris la machinerie génétique bactérienne du métabolisme du lactose (un sucre abondant dans le lait). Grâce à ce système, ils imaginent et démontrent que les gènes d’un organisme se répartissent en deux grandes catégories, les gènes de structure et les gènes régulateurs, et que leurs interactions orchestrent la vie des cellules. Cette conception révolutionnaire du fonctionnement du génome leur vaudra, en 1965, un des prix Nobel les plus importants en biologie. Les gènes de structure, tels les musiciens d’un orchestre produisant la mélodie, donnent naissance à des protéines qui participent à la construction et la physiologie des cellules. En revanche, les produits des gènes régulateurs contrôlent l’expression des gènes de structure, leur dictant où et quand s’activer, comme des chefs d’orchestre conduisant leurs musiciens. Jacob et Monod ont compris que l’expression sélective des gènes nécessaires au métabolisme du lactose (les musiciens) était contrôlée par le produit d’un gène régulateur (un chef d’orchestre) lui-même sensible à la présence du lactose. Ce système de régulation permet ainsi à la bactérie de n’exprimer les gènes du métabolisme du lactose qu’en présence de ce sucre dans le milieu. Cette découverte a ouvert la voie à l’identification des principes généraux de la régulation de l’expression des gènes, universels au vivant, ce qui faisait dire à Jacques Monod que «ce qui est vrai pour la bactérie est vrai pour l’éléphant». Cette nouvelle manière d’appréhender le fonctionnement du vivant allait permettre d’élucider certains mystères du développement embryonnaire et, en particulier, comment une cellule œuf unique donne naissance à des milliards de cellules différentes. C’est en effet sur les pas de Jacob et Monod que l’on explore encore aujourd’hui comment les cellules d’un embryon, toutes porteuses des mêmes gènes, adoptent au fur et à mesure qu’elles se multiplient des identités différentes et des fonctions distinctes, en exprimant chacune des ensembles particuliers de gènes parmi tous ceux qu’elles possèdent.

De ces recherches fondamentales découlent également les espoirs de la médecine régénérative, qui propose de réparer ou de remplacer les tissus endommagés en manipulant directement la régulation des gènes dans des cellules souches. Faut-il insister sur le fait que ces révolutions scientifiques remontent à l’étude du métabolisme d’une bactérie il y a plus de cinquante ans ? Un sujet d’étude purement fondamental, sans application biomédicale évidente, et qui allait pourtant révolutionner la biologie et la médecine. Un exemple qui devrait inspirer nos politiques de recherche.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 29 mai 2013