L’impertinente science du vivant
Chacun à sa manière, les chercheurs en biologie déchiffrent le fonctionnement du vivant, le tout formant un portrait le plus global possible. Pourtant, paradoxalement, la réalité d’un projet de recherche n’a souvent rien de global mais s’enfonce au contraire rapidement dans le détail extrême: la phosphorylation d’une lysine en position 109 de telle protéine, le changement de régime alimentaire de l’accenteur mouchet en période nuptiale, le nombre de boutons synaptiques de telle jonction neuromusculaire chez le criquet pèlerin en captivité. Difficile de voir grand avec cette approche fragmentée du vivant! Difficile également de choisir quoi étudier et quels projets financer.
Les chercheurs et les agences qui financent leurs recherches utilisent la notion un peu floue de pertinence comme critère de sélection des projets scientifiques. La pertinence mesure l’impact d’un projet, l’avancée des connaissances qu’il a permise. En somme, elle répond à cette lancinante question : à quoi ça sert ?
A posteriori, il est toujours plus facile de répondre. Il était pertinent de s’intéresser aux enzymes de restriction bactériennes, ces ciseaux à ADN, car elles ont révolutionné la biologie moléculaire. Mais cette révolution était imprévisible, illustrant ainsi que décider a priori de la pertinence d’un projet de recherche peut s’avérer hasardeux. Si «les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir», comme l’expliquait le comédien et humoriste Pierre Dac, c’est particulièrement vrai pour les retombées d’un projet de recherche. Comment alors décider a priori de la pertinence d’un projet ?
Les politiques de la recherche publique privilégient les projets visant à améliorer la santé et le bien-être humains, ou qui déboucheront sur des applications à fort potentiel économique. Un choix en partie compréhensible en ces temps de disette budgétaire et du fait de l’importance de justifier auprès du public chaque euro dépensé. La pertinence de ces projets est alors jaugée à l’aune des finalités annoncées. Les choses se compliquent pour des projets qui ne se situent pas immédiatement en amont d’applications, et qui ne cherchent qu’à augmenter la connaissance et la compréhension du monde.
Comprendre pour comprendre, enrichir la bibliothèque du savoir sans préjuger de l’utilité de chaque ouvrage qu’on y place. L’important, c’est que la bibliothèque soit riche et constitue progressivement un ensemble cohérent. Comment juger alors que l’étude d’un fragment du vivant mérite qu’on y consacre du temps et de l’argent ? Comment répartir judicieusement le budget entre recherche strictement fondamentale et recherche plus appliquée, dont on attend des retombées rapides ?
L’idée, souvent avancée, qu’on ne saurait prédire de quelle découverte fondamentale viendra la prochaine révolution technologique, et qu’il faut donc soutenir la recherche dans toutes les directions, ne saurait suffire. Le caractère foisonnant du vivant justifie tout autant une exploration multidirectionnelle. La diversité du vivant se déploie dans le temps et dans l’espace, à travers une infinité d’espèces, ainsi qu’à toutes les échelles, des molécules aux cellules, des organismes aux écosystèmes. Ce foisonnement nous oblige, pour le comprendre et en tirer des principes de fonctionnement généraux, à l’explorer sous toutes ses facettes, et à tisser des liens entre des phénomènes et des niveaux de complexité a priori distincts.
C’est dans ce contexte que la pertinence d’un projet peut être estimée, en expliquant de quelle manière la nouvelle connaissance obtenue s’intégrera telle une pièce dans le grand puzzle de la compréhension du vivant. Ignorer le foisonnement du vivant revient à l’explorer avec des œillères.
Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 4 janvier 2017