L’évolution darwinienne des tumeurs
Toutes les cellules d’un organisme sont génétiquement identiques. Cependant, elles accumulent au fil du temps des mutations qui peuvent altérer leur comportement, en particulier leur prolifération. C’est ainsi que des cellules mutantes peuvent former des tumeurs. Si la plupart des tumeurs restent bénignes et passent inaperçues, certaines, en revanche, dégénèrent en cancer quand leur croissance devient incontrôlée. La maladie s’aggrave encore lorsque les cellules tumorales, à la suite de nouvelles mutations, deviennent mobiles et forment des métastases.
Afin de trouver des cibles thérapeutiques, médecins et généticiens cherchent à comprendre le développement des tumeurs et à identifier les mutations qui déterminent les propriétés des cellules tumorales. En 1976, le cancérologue Peter Nowell avance l’idée que les tumeurs suivent les lois de l’évolution découvertes par Darwin : tout comme les individus au sein d’une espèce, les cellules d’une tumeur sont génétiquement différentes les unes des autres, et certaines variations héréditaires favorisent leur survie et leur reproduction.
Ainsi, si une cellule tumorale acquiert une nouvelle mutation qui accélère ses divisions, sa descendance va croître plus rapidement et prendre l’avantage sur les autres cellules tumorales. Les cellules ne cessant de se diviser et d’accumuler de nouvelles mutations, la diversité génétique au sein d’une tumeur augmente et la compétition entre les cellules pour l’espace disponible et les ressources métaboliques s’accroît. Par ce mécanisme, les cellules cancéreuses qui persistent sont celles qui se divisent le plus rapidement et, à terme, celles qui deviennent capables d’envahir d’autres tissus.
Le modèle de Nowell est resté purement théorique jusqu’à l’avènement récent du séquençage des génomes de cellules tumorales. Une étude, menée par Li Ding et Timothy Ley, de l’université de Washington, et mise en ligne le 11 janvier dans la revue Nature, a analysé le génome des cellules tumorales de leucémies myéloïdes aiguës de plusieurs patients, avant et après chimiothérapie. Les résultats, tout comme ceux de nombreuses études similaires récentes portant sur différents cancers, sont conformes au modèle de Nowell.
L’étude montre en particulier que la diversité génétique au sein d’une tumeur augmente au cours du temps. Elle révèle aussi de quelle manière la chimiothérapie appauvrit la diversité génétique des tumeurs : s’il n’élimine pas toute la tumeur, le traitement joue un rôle sélectif en ne laissant survivre que certaines cellules – les plus résistantes –, qui bénéficient alors de plus d’espace pour croître à nouveau et causer une éventuelle rechute.
L’approche génomique révèle l’extraordinaire diversité des mutations impliquées dans les différentes étapes d’un cancer. Deux voies thérapeutiques sont envisageables pour prendre en compte cette diversité : identifier de nouveaux traitements à large spectre qui élimineront des cellules tumorales portant des mutations distinctes, ou bien personnaliser les traitements en fonction des mutations présentes dans la tumeur de chaque patient.
Dans tous les cas, intégrer le caractère darwinien de l’évolution des cancers s’avère pertinent pour inventer de nouvelles stratégies thérapeutiques.
Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 31 mars 2012