Le Monde – L’évolution à l’envers

L’évolution à l’envers

L’arbre généalogique du vivant s’est construit par la formation continue de nouvelles espèces. La spéciation démarre lorsque deux populations d’une espèce s’isolent en s’adaptant progressivement à des environnements distincts. Si au cours du temps ces populations se différencient au point de devenir incapables de produire une descendance viable et fertile, elles constituent alors deux espèces séparées.

En accumulant des mutations, aléatoires, les espèces se transforment et s’adaptent à leur environnement. Celles qui ne s’adaptent pas voient leur démographie décliner, puis disparaissent, comme le fameux Dodo de l’île Maurice. Il existe cependant une autre façon de disparaitre, moins visible et moins intuitive : la despéciation. Lorsque les ressources écologiques s’amenuisent, deux espèces soeurs, récemment séparées dans des niches écologiques différentes, peuvent être contraintes à cohabiter et à fusionner pour ne plus former qu’une seule espèce, hybride des deux premières.

Ce processus de spéciation à l’envers, méconnu, vient de faire l’objet d’une étude publiée en février dans la revue Nature. Des chercheurs suisses, emmenés par Ole Seehausen, se sont intéressés aux espèces du genre Coregonus, cousines des saumons, qui peuplent les nombreux lacs alpins formés après la dernière glaciation il y a 12000 ans. Ces différentes espèces de poissons occupent des niches écologiques bien différenciées dans ces lacs : les parties littorales peu profondes pour les unes, où elles se nourrissent de crustacés et pondent en hiver ; les zones plus profondes pour les autres qui vivent au dépens du zooplancton, et pondent été comme hiver.

Au cours du 20ème siècle, les activités humaines ont profondément altéré l’écologie des lacs. Les résidus d’engrais –azote et phosphore– qui y ruisselent, ont entrainé la prolifération d’algues. Lorsqu’elles meurent, les algues se déposent au fond des lacs et augmentent la croissance des bactéries, ce qui appauvrit les eaux profondes en oxygène. Ce phénomène, l’eutrophisation, force les Coregonus des eaux profondes à remonter vers la surface, à cohabiter avec d’autres espèces et donc à partager leurs sites de pontes, favorisant la formation d’hybrides.

En comparant les gènes et les formes de milliers de poissons collectés régulièrement depuis plus de 80 ans dans ces lacs, les chercheurs révèlent qu’au gré de la pollution croissante plusieurs espèces de Coregonus ont disparu par despéciation. Des espèces autrefois distinctes sont aujourd’hui fusionnées. Paradoxalement, la démographie globale des poissons est inchangée, ce qui superficiellement a pu laisser croire à la bonne santé des lacs. En réalité la diversité d’espèces s’est effondrée dans les lacs pollués en quelques décennies.

On pense souvent que les changements évolutifs n’opèrent que sur de très grandes échelles de temps, au minimum des milliers d’années. On voit ici pourtant de quelle manière, en quelques décennies, un groupe d’espèces de poissons a pu être bouleversé par des changements écologiques brutaux et profonds. La despéciation est un phénomène vraisemblablement sous-estimé dans la mise en danger de la biodiversité. La protection de la diversité nécessite de protéger les habitats mais également de comprendre les rouages de l’évolution des espèces.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 12 mai 2012