Les trois temps de la découverte scientifique
Non, le triomphal “Eurêka” n’est pas le cri universel du scientifique qui vient de faire une découverte. Au contraire, bien des chercheurs, Isaac Asimov en tête, s’accorderont sur le fait que la réaction initiale en pareille circonstance ressemble plus à un : “ah, c’est marrant !”. Si de nombreuses expériences scientifiques sont conçues pour répondre à une question précise, et que le chercheur peut anticiper un nombre de réponses définies (par exemple oui ou non), il peut arriver que la réponse prenne une forme inattendue. Le résultat de l’expérience ne correspond en effet parfois à rien de ce qui était prévisible, provoquant alors une réaction spontanée de surprise et d’incrédulité.
Passé ce moment de stupeur, l’excitation prend le dessus, et avec elle le besoin immédiat et irrépressible de partager la découverte. Ce partage répond à deux motivations bien distinctes. La première fait écho à une phrase de Sénèque, qui notait que “les plus belles découvertes cesseraient de me plaire si je devais les garder pour moi”. Si le plaisir de la recherche réside dans le fait de percer les mystères de la nature, la satisfaction que l’on en tire n’est pleine et entière que s’il y a des témoins, collègues chercheurs ou non. L’espoir est évidemment que la surprise et l’excitation seront partagées. La deuxième motivation à partager un résultat inattendu relève d’un besoin de confirmation, de l’ordre de “je ne rêve pas, vous voyez bien la même chose que moi, n’est-ce pas ?”. Cette méfiance du chercheur envers lui-même, cette prise de distance vis-à-vis de ses propres biais d’interprétation, passe donc par les filtres d’autres chercheurs. Et c’est de ce dialogue, ce va-et-vient critique entre doute, interrogations et résistance à accepter la moindre conclusion en l’état, que va naître l’acceptation du résultat comme un fait. Il faudra ensuite lui donner du sens.
Ce troisième temps, celui de la rationalisation, va permettre à un résultat nouveau de trouver sa place au sein des connaissances existantes, quitte à remettre en cause certaines représentations. De nouvelles expériences permettront de consolider et préciser les observations initiales et de répondre aux premières questions qu’elles soulevaient (en particulier les critiques les plus brûlantes). Ce troisième temps est aussi celui de l’abstraction, où un résultat et son interprétation renvoient à des concepts généraux qui dépassent l’objet ou le phénomène étudié.
Ces trois temps de la découverte scientifique, de la surprise et l’excitation qu’elle génère, au besoin impérieux de la partager, puis son interprétation et son intégration aux connaissances existantes, constituent un processus qui transforme progressivement une observation, initialement anecdotique, amusante, ou déconcertante, en fait scientifique.
Les découvertes et leurs interprétations se façonnent et mûrissent au fil du temps, quelques jours, semaines, ou même parfois quelques mois. Bien loin en tout cas de l’instantanéité d’un Archimède criant Eurêka, ou d’un Newton recevant le savoir comme une pomme sur la tête. Si des illuminations qui font progresser à grands pas peuvent jaillir au cours du processus, elles ne sont que les rares maillons d’une longue chaîne d’évènements, jalonnée de petits pas et de consolidations progressives.
Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 1er juin 2016