Le Monde – Le secret anticancer du rat-taupe nu

Le secret anticancer du rat-taupe nu

Le rat-taupe nu, Heterocephalus glaber, a l’air d’une créature fragile, sans défense, et pour tout dire improbable. Glabre comme un ver, les yeux atrophiés, deux petits trous en guise d’oreilles et d’encombrantes incisives, ce petit rongeur troglodyte relève plus de l’alien que du hamster, son proche cousin évolutif. Pourtant, le rat-taupe possède une arme de défense absolue, une résistance parfaite à tous les cancers qui lui confère une longévité de plus de trente ans, un record pour un mammifère aussi petit. Depuis des décennies, la souris de laboratoire s’est imposée comme le modèle de choix pour étudier les cancers. En effet, il est très facile d’induire, chez cette espèce, différents cancers qui ressemblent aux nôtres. De surcroît, ce modèle permet l’étude des mécanismes génétiques et cellulaires impliqués dans le développement des cancers. Les recherches utilisant la souris ont conduit à de grandes avancées dans notre compréhension des cancers et l’identification de nombreux traitements. Pour autant, la lutte contre le cancer n’est pas terminée.

La résistance aux cancers du rat-taupe invite à renverser la question, en cherchant à comprendre non pas comment un cancer se forme, mais comment un organisme prévient naturellement son apparition. C’est ce que font Vera Gorbunova et Andrei Seluanov, à l’université de Rochester. Leur équipe rapporte, dans le n ̊ 346 de la revue Nature, avoir identifié un signal moléculaire permettant aux cellules du rat-taupe de freiner leur prolifération et donc d’empêcher la formation de cancers.

Chez tous les animaux, la croissance cellulaire est régulée, entre autres, par les contacts entre les cellules : plus un tissu est dense, moins ses cellules prolifèrent. Cette sensibilité de contact à ses voisines est perdue par les cellules cancéreuses, et leurs divisions s’emballent alors. Les cellules perçoivent leur environnement, y compris les contacts avec leurs voisines, et s’y adaptent, grâce à des voies de signalisation. Ces voies agissent comme des relais moléculaires qui transfèrent un signal de l’extérieur vers l’intérieur de la cellule. La voie de signalisation impliquée dans la résistance aux cancers du rat-taupe existe chez tous les mammifères, l’homme compris. Elle renseigne chaque cellule sur la densité de voisines qui l’entourent, et régule la prolifération cellulaire en conséquence. Dès qu’un tissu devient trop dense en cellules, sa croissance est freinée. Chez le rat-taupe, cependant, la sensibilité de cette voie de signalisation est décuplée, si bien qu’un faible signal, quelques contacts cellulaires avec des voisines, suffit à stopper la prolifération, bien avant qu’une tumeur ne puisse se former. Cette découverte ouvre de nouvelles pistes de recherche dans la lutte contre le cancer, par exemple l’augmentation de l’activité de cette voie chez des patients.

Au-delà du cancer, ce travail illustre la nécessité de poursuivre l’exploration de la diversité du vivant. Si cet exercice d’accumulation de connaissances, sans but trop défini a priori (quelle idée d’étudier des rats-taupes !), suscite émerveillement et satisfaction intellectuelle, il peut également, par ricochet, nous révéler les solutions à des problèmes que l’évolution a résolus depuis des millions d’années.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 25 septembre 2013