Le Monde – Le puzzle des représentations scientifiques

Le puzzle des représentations scientifiques

Une critique récurrente des créationnistes consiste à dire que les archives fossiles du vivant étant lacunaires, la représentation de l’évolution et de ses mécanismes est forcément fausse. Cette critique, qui révèle l’incompréhension du fonctionnement de la science, renvoie néanmoins à une question essentielle : que signifie représenter ou comprendre pour des scientifiques ?

Les sciences qui ont pour objet d’étude le réel ne prétendent pas dire la vérité. Elles proposent plus humblement des représentations du réel. Ces représentations (ou modèles dans le langage courant de la science) sont continuellement améliorées et précisées, mais aussi revisitées de manière critique par les scientifiques. Les représentations permettent de regrouper dans un cadre théorique cohérent l’ensemble des observations scientifiques du phénomène étudié. Ces observations sont articulées les unes aux autres, et du tout émerge une image. Cette activité n’est pas sans rappeler la construction des puzzles. Les puzzles sont composés de pièces et le but du puzzle (énigme en anglais) est de trouver le bon agencement de l’ensemble des pièces pour qu’apparaisse l’image finale.

Les puzzles scientifiques ont pour particularité que ni le nombre de pièces, ni l’image finale ne sont connus, ce qui complique singulièrement la tâche. Pis, il revient souvent aux chercheurs eux-mêmes de tailler les pièces en imaginant les expériences dont les résultats constituent de nouvelles pièces. Plusieurs assemblages distincts (et donc plusieurs images) sont possibles à partir d’un même jeu de pièces. Souvent, aucun n’est parfait, au sens où aucun n’arrive à rendre compte parfaitement de toutes les observations. Cela donne lieu à des conflits entre les différents modèles scientifiques. L’amélioration du puzzle –la résolution des conflits– s’opère alors en raffinant la forme de chaque pièce et en identifiant de nouvelles connections entre des pièces ou des groupes de pièces. L’image globale se précise peu à peu, même si des archipels de pièces ne sont pas encore connectés entre eux.

Contrairement aux puzzles ludiques en 2 ou 3 dimensions, les puzzles scientifiques ont un nombre élevé de dimensions. Par exemple les organismes vivants peuvent être étudiés à différents niveaux de complexité biologique (moléculaire, cellulaire, individu, populations, écosystèmes), et par des approches physico-chimiques, génétiques ou écologiques par exemple. Chaque niveau, chaque angle d’étude, constitue une grille de lecture particulière, une des dimensions du puzzle. Chaque dimension, si moderne et novatrice qu’elle soit, n’offre à elle seule qu’un pouvoir explicatif limité. La représentation fine et solide naît plutôt de la superposition, de la combinaison, de l’articulation de plusieurs grilles de lecture. Dès lors, quand et comment décide-t-on que la représentation d’un objet d’étude est suffisamment bonne ? Comment mesure-t-on que l’on comprend un phénomène naturel ? Le pouvoir prédictif d’une représentation est sans doute un bon indicateur de sa qualité. Meilleure est notre compréhension, plus fiables sont nos prédictions : pleuvra-t-il demain ? pleuvra-t-il dans dix jours ? Une représentation de la réalité qui répond à nos besoins prédictifs est une bonne représentation.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 19 janvier 2013