Le flétrissement cellulaire comme antipaludéen ?
Si la sélection naturelle fonctionne aussi bien que nous le dit Darwin, pourquoi les maladies génétiques perdurent-elles ? Pour le plus grand nombre, parce qu’elles sont dues à des mutations récessives. C’est-à-dire que les deux copies d’un gène (une venant de la mère et l’autre du père) doivent être mutées pour que la maladie apparaisse. Les individus porteurs d’une unique copie mutée d’un gène sont donc en quelque sorte invisibles à la sélection.
Certaines maladies, cependant, sont dues à des mutations dominantes, une seule copie mutée du gène suffit alors à déclencher la maladie. C’est le cas de la xérocytose, une maladie du sang dans laquelle les patients ont les globules rouges déshydratés, flétris. Elle est associée à des mutations du gène Piezo1 qui régule l’osmose et le volume des globules rouges. Une seule copie mutée de Piezo1 semble suffire à flétrir les globules. Si la maladie est le plus souvent bénigne, elle peut donner lieu à de graves complications. La maladie est rare, ce qui semble donner raison à Darwin : les mutations du gène Piezo1 sont probablement éliminées des populations humaines au fil des générations.
Les populations humaines d’origine africaine donnent pourtant du fil à retordre à Darwin. Une mutation dominante particulière de Piezo1, responsable de la xérocytose, y est présente chez un individu sur trois. Qu’y a-t-il donc en Afrique qui pourrait rendre cette mutation plus tolérable au regard de la sélection naturelle ? Serait-ce lié au fait que l’Afrique compte plus de 80% des cas de paludisme, une maladie causée par le parasite sanguin plasmodium, transmis par les moustiques, et qui infecte les globules rouges ? Pour le savoir, Ardem Patapoutian, du Scripps Research Institute en Californie, a coordonné une étude internationale explorant les liens entre Piezo1, les globules rouges, et une forme de résistance au paludisme. Ces travaux ont été publiés dans la revue Cell du 5 avril.
Dans un premier temps, les chercheurs ont recréé chez des souris la mutation dominante de Piezo1 responsable de la xérocytose humaine. Ils ont alors observé que ces souris mutantes présentaient des globules rouges flétris ainsi qu’un tableau clinique similaire à celui des patients atteint de xérocytose.
Patapoutian et son équipe ont alors testé la résistance de ces souris mutantes au Plasmodium. Première surprise, alors que les souris non mutantes meurent six jours après l’infection par le plasmodium, les souris mutantes survivent durant trois semaines. Chez ces mutantes, non seulement les plasmodium se développent beaucoup plus lentement mais surtout, ils s’avèrent incapables d’infecter le cerveau. La mutation dominante de Piezo1 cause donc la déshydratation des globules rouges, ce qui, par ricochet, confère une résistance à l’infection par le plasmodium.
En examinant la fréquence de la mutation dominante de Piezo1 dans des populations africaines, seconde surprise, les chercheurs ont constaté qu’elle était favorisée par la sélection naturelle. Alors que cette mutation, qui survient au hasard, est éliminée par la sélection naturelle dans la plupart des populations, elle est maintenue dans le génome des populations exposées à de forts taux d’infestation par le plasmodium. Un phénomène à rapprocher de celui observé avec une autre forme d’anémie, due à une mutation récessive, la drépanocytose, qui confère elle aussi une protection vis-à-vis du paludisme.
Les conclusions de ce beau travail interrogent directement les notions de normalité et de mutation en génétique humaine. Un médecin diagnostiquera un porteur européen d’une mutation dominante de Piezo1 comme malade (puisque ses globules rouges sont flétris). Mais le même médecin devra diagnostiquer un porteur africain de la même mutation comme avantagé (puisque ses globules rouges sont flétris) pour survivre dans un environnement où sévit le plasmodium.
Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 16 mai 2018