Le Monde – Le dilemme de la conservation des espèces

Le dilemme de la conservation des espèces

Nombre d’espèces sont menacées d’extinction du fait de la destruction de leur habitat par l’homme. Les mesures de protection pour les sauver visent à maximiser les chances de survie de chaque individu. Ces mesures sous-traient l’espèce considérée au tri impitoyable qu’opère la sélection naturelle sur tous les individus. Le risque cependant est de rendre la population protégée dépendante de l’homme. C’est bien ce qui a failli arriver au miro, un oiseau endémique des îles Chatham, au large de la Nouvelle-Zélande.

En colonisant ces îles, l’homme y a introduit de redoutables prédateurs pour les miros (rats et chats en tête), entraînant un fort déclin des populations au cours du XXe siècle. Au point qu’en 1980 ne restait plus qu’un seul couple reproducteur de miros ! Des années de conservation héroïque, assurant la couvée de tous les œufs jusqu’à l’éclosion, ont permis de reconstituer en 1998 une population de 200 individus, un succès !

Cependant, une bizarrerie avait très tôt attiré l’attention des sauveteurs. Quelques œufs étaient pondus non pas au milieu mais au bord du nid, de sorte qu’ils n’étaient pas couvés et ne pouvaient donc éclore. Ces œufs auraient dû être éliminés par la sélection naturelle. Face à la menace d’extinction, les sauveteurs ont décidé de déplacer tous ces œufs du bord au centre du nid, leur assurant couvée et éclosion. Au fil des générations, cette fâcheuse manie de pondre de travers prit de l’ampleur et, en 1989, elle concernait 50 % des oiselles. Quelques années de plus et ce comportement de ponte délétère se serait généralisé à toutes les oiselles. Heureusement, estimant alors que l’espèce s’était suffisamment « remplumée », les sauveteurs ont cessé de sauver les œufs pondus au bord du nid, laissant la nature reprendre la main sur le destin des miros.

A la fin des années 2000, Mélanie Massaro et son équipe de l’université d’Albury, en Australie, sont retournées observer le comportement des miros. De manière spectaculaire, moins de vingt ans après la fin du déplacement des œufs, la proportion d’oiselles pondant au bord du nid avait chuté à 10 %. En retraçant la généalogie complète des miros depuis le couple de 1980, les chercheurs ont établi que le comportement de ponte au bord du nid trouve son origine dans une mutation génétique survenue très tôt dans des descendants de ce couple.

L’étude, publiée dans la revue PLoS One de décembre 2013, suggère que cette mutation est présente chez toutes les oiselles qui pondent au bord du nid. La mutation délétère a été maintenue et propagée dans la population de miros, puisque tous les individus, y compris les porteurs de cette mutation, ont survécu et se sont reproduits grâce à l’intervention humaine. La fréquence de la mutation, donc le comportement déviant qu’elle induit, a ainsi rapidement augmenté dans la population. Lorsque l’intervention humaine a cessé, la fréquence de la mutation et du comportement ont chuté, tout aussi vite, reflétant la force de la sélection naturelle pour éliminer une mutation aussi néfaste. L’histoire des miros de Chatham est un cas d’école des effets de la sélection (naturelle ou humaine) sur les changements au sein d’une espèce. Au-delà, elle illustre le dilemme qui se pose à la biologie de la conservation, entre interventionnisme à tout-va et laisser-faire de la nature.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 5 février 2014