Le Monde – Le corbeau compte sans y penser

Le corbeau compte sans y penser

Si moins de cinq objets traînent sur la table du salon, un rapide coup d’œil suffit à les dénombrer sans réfléchir. Longtemps avant d’avoir appris à compter ses bonbons sur le bout des doigts comme dans une photo à la Doisneau, l’enfant est aussi capable, de manière innée, de recenser quel­ques objets. Cette faculté cognitive, considé­rée comme une caractéristique des primates, est permise par des neurones du cortex pré­-frontal. D’autres animaux, tels les oiseaux, peuvent apprendre à compter. Mais savent­-ils dénombrer sans avoir appris à le faire ? Des chercheurs de l’université de Tübingen, en Allemagne, se sont posé la question et ont publié leur étonnante découverte dans la revue Current Biology, en ligne le 15 mars.

Andreas Nieder et son équipe ont cherché à savoir s’il existait chez les corbeaux des neurones capables de compter. Dans leurs expériences, les chercheurs présentent à des corbeaux des images avec des points de cou­leur. Le nombre de points, leurs tailles et leurs positions sur l’image sont aléatoires. Pour s’assurer que les corbeaux regardent bien les images, tout en évitant qu’ils apprennent à reconnaître les nombres (le projet porte sur le sens inné des nombres), les chercheurs recourent à la ruse. Ils focali­sent l’attention visuelle des corbeaux en les entraînant à distinguer des couleurs.

Chaque corbeau se voit présenter d’abord une image avec des points d’une certaine couleur, puis une seconde image, soit avec des points de la même couleur, soit d’une autre couleur. Si la première et la seconde image sont de la même couleur, le corbeau peut le signaler en bougeant la tête, et reçoit alors une récompense. Si en revanche le cor­beau bouge la tête alors que les images ont des couleurs différentes, il ne reçoit rien. Les corbeaux testés, aussi malins que gour­mands, apprennent très vite à reconnaître les couleurs. Surtout, leurs mouvements de tête indiquent aux chercheurs qu’ils ont bien vu l’image présentée. Pendant que les corbeaux s’affairent à être récompensés, les chercheurs enregistrent l’activité de neuro­nes de la partie avant de leur cerveau, pour déterminer si certains répondent au nom­bre de points visualisés. Une façon de demander aux corbeaux, «à l’insu de leur plein gré», s’ils savent compter.

L’enregistrement de l’activité électrique, au moyen d’une très fine électrode implantée dans un neurone sur un animal éveillé, est le moyen le plus précis et direct de savoir si ce neurone répond à un signal donné. Concrè­tement, les chercheurs enregistrent l’activité d’un premier neurone chez un corbeau exposé à une image présentant, par exem­ple, 3 points rouges. Pas d’activité. Puis à une seconde image avec 5 points bleus, et là le neurone s’active. Cela ne dit cependant pas à quoi, précisément (couleur, position, taille ou nombre des points), ce neurone répond. Les chercheurs répètent l’opération avec une série d’images différentes pour déterminer à quels paramètres ce neurone répond.

En analysant des centaines d’enregistre­ments, ils ont établi que certains neurones répondent nettement plus à un nombre de points donné qu’à un autre, peu importe les autres caractéristiques de ces points. Mieux, ils identifient des neurones qui répondent quand l’image présente 1 point, alors que d’autres neurones réagissent davantage à 2 points, et d’autres encore à 5 points.

La conclusion est simple, les corbeaux possèdent des neurones qui comptent spontanément. Ces oiseaux ont une repré­sentation innée du nombre d’objets qu’ils ont sous les yeux. Ce concept abstrait qu’est le dénombrement n’est donc pas l’apanage des primates, et s’inscrit aussi profondé­ment dans les propriétés de certains neuro­nes des oiseaux aux capacités mathémati­ques étonnantes.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 4 avril 2018