Le chant des rainettes criardes, pas si cacophonique
Comment parvenons-nous à suivre une conversation dans le brouhaha d’une foule, d’un restaurant bondé ou lors d’un concert ? Ces situations où le bruit brouille l’écoute amènent à s’interroger sur la structure du son émis par l’interlocuteur, sur celle du fond sonore, et sur la façon dont le système auditif perçoit et analyse l’ensemble, séparant le bon grain communicationnel de l’ivraie cacophonique. Le bruit ambiant, qui semble désordonné, est en fait plus régulier qu’il n’y paraît. En outre, ces régularités sont peut-être exploitées par le système nerveux pour distinguer le discours d’un interlocuteur. Des chercheurs de l’université du Minnesota ont exploré cette idée en étudiant des concerts de rainettes criardes. Leurs résultats, parus dans la revue Current Biology du 6 mars, suggèrent que madame grenouille distingue le chant de certains de ses prétendants en exploitant des régularités statistiques de la cacophonie du groupe. A partir d’enregistrements de concerts de rainettes en période de reproduction, les chercheurs ont tout d’abord modélisé de quelle manière les femelles perçoivent le concert de mâles. Ils notent que parmi les multiples fréquences qui constituent ce chœur vocal, les amplitudes de certaines varient de façon synchronisée et régulière au cours du temps, et que les femelles sont susceptibles de détecter ces régularités. Ce phénomène, appelé comodulation des fréquences, est du même ordre que les ondulations du chant des cigales dans une pinède l’été, une signature du bruit de fond. Les chercheurs ont alors abordé le cœur du problème, faisant l’hypothèseque la rainette femelle exploite la comodulation pour écouter le chant de mâles uniques parmi le bruit. Ils ont testé cette hypothèse en observant le comportement de femelles auxquelles ils ont diffusé le chant d’un mâle couvert par différents fonds sonores synthétiques : des chants mimant le bruit du chœur des mâles dont ils ont comodulé ou non les fréquences. Comme on peut s’y attendre, les femelles sont moins attirées par le haut-parleur diffusant un enregistrement de mâle couvert par un fond sonore bruyant que si ce chant est diffusé seul. Cependant, si le bruit ambiant est constitué de fréquences comodulées, les femelles sont davantage attirées par le haut-parleur que si le bruit ne l’est pas. De plus, lorsque les femelles sont simultanément exposées à des chants différents, produits par des espèces distinctes, elles reconnaissent d’autant mieux le chant de leurs congénères si le bruit ambiant est comodulé. Ces résultats établissent donc que les femelles rainettes décomposent la structure du bruit ambiant, tirant parti de ses variations régulières, pour mieux entendre les chants individuels et distinguer ceux de leur propre espèce. Le système auditif profite-t-il de micro-silences entre deux variations, ou au contraire soustrait-il ce bruit régulier pour mieux distinguer tel chant individuel ? Le mystère neurologique reste entier. Pourtant, cette question du traitement neurologique du signal dans le bruit est d’une importance fondamentale dont la portée dépasse le chant des grenouilles. De l’identification d’individus de la même espèce chez de nombreux animaux à l’apprentissage du langage humain, la reconnaissance de régularités statistiques dans des environnements sonores est un phénomène très répandu. Cette ubiquité révèle probablement à quel point les systèmes sensoriels, et donc les réseaux de neurones qui les constituent, sont sensibles aux régularités du monde qu’ils perçoivent.
Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 29 mars 2017