Le Monde – Le bricolage du vivant

Le bricolage du vivant

Les scientifiques ont souvent recours aux métaphores pour expliquer des concepts ou décrire les processus dont ils étudient les mystères. L’une des métaphores les plus élégantes et éclairantes pour illustrer de quelle manière les nouveautés apparaissent au cours de l’évolution fut introduite par François Jacob.

En cette saison des prix Nobel, on célèbre cette année le 50e anniversaire de celui que François Jacob (auteur du fondamental Le Jeu des possibles, Fayard, 1981) reçut, en physiologie ou médecine, avec Jacques Monod et André Lwoff pour leurs travaux sur la régulation de l’expression des gènes. Une découverte qui amènera François Jacob à s’interroger sur l’origine des gènes et des processus de régulation, et plus largement sur les innovations évolutives. A une idée très finaliste de l’évolution, qui verrait dans toute forme de vie une in­ tention, un plan et un but, Jacob opposa, dans un arti­ cle de 1977, une tout autre vision. Il compara l’évolution biologique à un bricoleur, recyclant et modifiant des pièces existantes, mais sans plan, ni intention, ni but.

Sans doute marqués par la sophistication des objets que nos ingénieurs produisent, nous sommes tentés de voir dans la beauté et la perfection des êtres vivants la main d’un ingénieur ; un ingénieur pensant ses créations dans leurs moindres détails et forgeant des composants inédits pour les réaliser. La science, cepen­dant, dresse un tableau bien différent de l’origine des innovations évolutives. Point de créateur-­ingénieur, point de projet, peu de perfection et d’ingéniosité dans la construction, ainsi procède l’évolution biologique, qui produit néanmoins des innovations d’une com­plexité incroyable. Comment, alors, ces nouveautés peuvent-­elles émerger d’un simple « bricolage » ?

L’évolution est un processus en deux étapes. D’une part, des variations aléatoires (des mutations) survien­nent, qui modifient par petites touches le matériel génétique existant. Ajoutant ici, retranchant là, recom­binant des composants, ces variations constituent le moteur des nouveautés. Le bricolage imaginé par Jacob illustre parfaitement ce phénomène au niveau généti­que et moléculaire : la plupart des mutations ne créent pas de composants nouveaux (de nouveaux gènes), mais produisent au hasard de nouvelles interactions entre les gènes existants en modifiant leurs activités. De ces nouvelles configurations émergent de nou­velles instructions génétiques qui donnent naissance à des innovations biologiques. Comme un bricoleur, l’évolution fait essentiellement du neuf avec du vieux, produisant plus rarement de nouveaux composants.

Comme dans la production d’un bricoleur, les nou­veautés évolutives trouvent ou non une utilité. C’est là le deuxième temps de l’évolution, celui où la sélection naturelle élimine peu à peu les bricolages délétères au regard de l’environnement. Ne subsistent que les in­novations qui favorisent la survie ou la reproduction des individus qui les portent, et celles qui sont inutiles mais n’affectent pas les chances de survie.

Si le bricolage évolutif au cœur du vivant est contraire à tous les principes d’ingénierie, il permet de se repré­senter de quelle manière chaotique et non-orientée des changements aléatoires modifient le mécanisme bio­logique et produisent ainsi au cours de l’évolution les objets les plus extraordinaires et les plus fascinants.

 

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 28 octobre 2015