Le Monde – La recherche biomédicale au-­delà de l’humain

La recherche biomédicale au-­delà de l’humain

La France élabore actuellement sa nouvelle Straté­gie nationale de recherche (SNR) qui fixe les axes prioritaires de recherche pour les années à venir. Cette feuille de route politique marche dans les clous du nouveau programme ­cadre européen Hori­zon 2020. En France, des ateliers de réflexion ont planché sur dix grands défis sociétaux, avec à l’esprit la nécessité d’un transfert plus important et rapide vers l’innovation. Ces défis concernent de grandes questions légitimes et consensuelles (énergie, climat, santé, sécurité) dans les­ quelles les différentes disciplines scientifiques sont priées de trouver leur place.

La recherche en biologie s’y trouve réduite au défi « santé et bien­-être ». Si nul ne doute que la recherche bio­médicale a vocation à améliorer ces deux domaines, on peut s’interroger sur la pertinence des priorités identi­fiées par la SNR pour atteindre ces objectifs. En particulier, l’atelier de réflexion « santé et bien­-être » préconise de concentrer l’intégralité des moyens de la recherche bio­médicale sur l’humain comme seul objet d’étude. Ce re­centrage étroit ferait disparaître, en la privant de finance­ment, toute la recherche biomédicale sur les modèles expérimentaux non humains. Cette recommandation semble ignorer le fonctionnement profond de la recherche en biologie.

Si le bon sens élémentaire suggère que pour améliorer la santé il faut se concentrer sur l’homme, l’histoire des sciences montre qu’on ne peut pas espérer comprendre des problèmes complexes (comme des pathologies hu­maines) en les abordant uniquement de manière fron­tale. Il faut commencer par les décomposer, et en étudier les éléments dans des contextes plus simples. Ainsi, pour soigner des maladies aussi complexes et diversifiées que les cancers ou les maladies neurodégénératives, il est né­ cessaire d’acquérir une connaissance profonde des mé­canismes moléculaires, cellulaires et physiologiques sous­-jacents. C’est précisément ce que permet l’étude de modèles animaux moins complexes que l’homme, qui sont bien plus faciles à manipuler expérimentalement et ne se heurtent pas aux mêmes limites éthiques.

Ces modèles ont permis des avancées conceptuelles et techniques essentielles à la recherche biomédicale, con­tribuant sans équivoque à l’amélioration de la santé et du bien­-être humain. L’histoire d’autres disciplines, comme la physique, montre la voie. Les innovations qui ont changé nos sociétés (transistors et ordinateurs, par exemple) n’ont été rendues possibles que parce que les physiciens ont acquis au cours du XXe siècle, en étu­diant des systèmes simples, une compréhension intime des propriétés quantiques de la matière.

La biologie moderne est comparativement une science très jeune, qui se distingue par la diversité des objets qu’elle étudie, en particulier molécules et cellu­les, et leur évolution au cours du temps. La compréhen­sion fondamentale des objets et phénomènes biologi­ques, dans leur diversité et à différentes échelles d’organisation, est souvent une étape nécessaire à l’in­novation biomédicale. Paradoxalement, une recherche biomédicale strictement anthropocentrée stagnerait ra­pidement dans sa compréhension de la biologie hu­maine. La communauté scientifique est invitée à réagir aux propositions d’orientation de la SNR jusqu’au 10 mai. Il est urgent qu’elle se fasse entendre.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 30 avril 2014