La nouveauté à tout prix
Pierre Desproges affirmait ironiquement qu’il était plus vendeur d’être capilliculteur biocosméticien que coiffeur. Si les mots du quotidien disent plus que ce que leur sens littéral laisse entendre, il en est de même dans la littérature scientifique, dont l’évolution reflète admirablement celle du système académique. Les chercheurs semblent percevoir une course rhétorique au marketing dans les publications. Mais s’agit-il d’une simple impression ou d’une réalité objective ?
Pour le savoir, des chercheurs de l’université d’Utrecht (PaysBas) ont quantifié l’emploi de mots à connotation positive ou négative dans des dizaines de millions d’articles référencés par la base de données biomédicale PubMed. Passant ainsi au crible quarante années de publication (1974-2014), ils ont mesuré la fréquence annuelle d’apparition dans le titre ou le résumé des articles de 25 mots positifs («excellent», «prometteur», «incroyable») et autant de mots négatifs («décevant», «décourageant», «frustrant»).
L’étude, publiée en décembre 2015 dans le British Medical Journal, révèle qu’en quarante ans l’usage de mots positifs a été multiplié enmoyenne par 9, alors que celui des mots négatifs a en comparaison été multiplié seulement par 2,5. Parmi les mots positifs dont la fréquence a le plus augmenté (de 25 à 150 fois), on trouve «robuste», «innovant», «sans précédent» et «nouveau». Au rythme d’évolution actuel, prédisent les auteurs, le mot «nouveau» devrait figurer dans le titre ou le résumé de tous les articles publiés en 2123.
Comment interpréter cette évolution du champ lexical dans la littérature scientifique? Les chercheurs sont-ils devenus plus créatifs, leurs résultats sont-ils effectivement plus nouveaux qu’auparavant? On ne saurait l’exclure. Cependant, les auteurs de l’étude avancent une autre explication, bien plus plausible. La compétition dans le monde de la recherche (pour obtenir un poste ou un financement) s’est considérablement accrue ces dernières décennies. Cette compétition induit une course effrénée à la publication, principale mesure de la productivité des chercheurs. Or, l’acceptation des manuscrits soumis aux revues n’a rien d’automatique et dépend de l’appréciation, toujours plus tranchante, des éditeurs et des relecteurs scientifiques. Il faut noter que, dans ce contexte ultra-compétitif, l’un des principaux motifs avancés par les revues scientifiques pour justifier le refus de publier un article est que son contenu n’est pas assez nouveau, sans nécessairement indiquer ce qui le serait.
Cette double course à la publication et à la nouveauté inciterait donc les chercheurs à présenter leurs résultats de la manière la plus favorable possible. Une forme de réponse marketing à la pression accrue qui relève de l’évolution darwinienne : ne survivent que les plus créatifs, ou du moins ceux qui parviennent à convaincre qu’ils le sont.
Cette tendance à la surenchère amène à réfléchir à la notion de nouveauté en science, et à la façon dont on la présente et l’apprécie. Quand tout est étiqueté «nouveau», la nouveauté perd de sa saveur. La mise en valeur et la justification de la pertinence d’un travail de recherche doivent pouvoir prendre des formes variées, et inclure la consolidation de connaissances encore fragiles ou fragmentaires.
Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 27 janvier 2016