La mécanique des cellules
La façon dont les scientifiques appréhendent les phénomènes qu’ils étudient est fortement influencée par leur domaine d’expertise. Le regard vissé sur les mêmes objets du vivant, biologistes et physiciens n’y voient pas les mêmes choses. C’est le cas par exemple des champs de cellules en division, très étudiés par ces deux disciplines, qui les observent et les pensent de manière bien différente. Afin d’expliquer les propriétés de ces champs de cellules, les biologistes s’intéressent essentiellement aux régulations des signaux biochimiques échangés entre les cellules pour contrôler le tempo, le nombre et les orientations des divisions cellulaires. Les physiciens, eux, se demandent comment se répartissent les tensions, les forces, la pression, les frictions et l’adhérence entre cellules. Deux façons bien distinctes d’interroger les mêmes objets, à travers des prismes différents, offrant chacun des représentations particulières.
Les interactions entre biologistes et physiciens sont très anciennes, la mécanique ayant depuis longtemps été convoquée pour décrire l’émergence des formes vivantes et leur évolution. Cependant, le passage d’une contribution purement théorique et descriptive de la physique à la compréhension des objets biologiques à une approche plus expérimentale est relativement récent. Ce passage remonte au début des années 2000, quand physiciens et biologistes ont entrepris de revisiter ensemble les liens entre les propriétés physiques et biologiques des cellules et des tissus, en combinant modélisation et expérimentation.
Les physiciens, avec leur manie de tout modéliser, ont assimilé des tissus à des mousses savonneuses, chaque bulle représentant une cellule. Ils ont ainsi pu décrire la dynamique de ces assemblages par des changements d’équilibre de pression et de tension dans et à l’interface des bulles. Ces modèles, bien que très simples, reproduisent remarquablement le comportement des cellules dans un tissu. En parallèle, les biologistes ont développé une grille de lecture moléculaire expliquant les propriétés de tension ou d’adhérence cellulaire par l’action de molécules. En manipulant ces molécules au moyen de la génétique, il est devenu possible de mesurer leur contribution à la mécanique du tissu et ainsi de faire le lien entre les propriétés mécaniques des cellules et les molécules qui en sont responsables.
Aujourd’hui, les frontières entre physiciens et biologistes sont beaucoup plus poreuses qu’autrefois, au point qu’il n’est pas rare de les voir collaborer dans les mêmes laboratoires. Les nouvelles générations de biologistes sont exposées aux concepts de la physique et aux approches quantitatives qu’ils incorporent dans leurs recherches. Et réciproquement les physiciens enrichissent leur corpus théorique en tenant compte des propriétés des systèmes biologiques, convertisseurs d’énergie chimique en énergie mécanique.
Des interactions entre physiciens et biologistes émergent de nouveaux questionnements et de nouvelles représentations. La superposition et plus encore l’intégration de grilles de lecture différentes apportent un surcroît de compréhension aux systèmes étudiés. Ces exemples illustrent l’impérieuse nécessité de continuer à croiser les regards et favoriser les échanges pour les interfaces disciplinaires.
Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 11 juin 2014