La bactérie qui donnait la nausée aux puces
La peste a si durement marqué l’humanité que le mot est devenu métaphore de tous nos maux. Si la bactérie responsable de cette maladie, Yersinia pestis, est connue depuis 1894, son histoire évolutive a été progressivement révélée au cours des vingt dernières années par un travail de détective de quelques chercheurs. Dans un article tout juste paru dans Infection and Immunity, Joseph Hinnebusch, l’un des protagonistes de cette longue enquête, et ses collègues retracent l’origine et les changements génétiques qui ont conduit à l’émergence de la peste.
Y. pestis infecte divers mammifères, essentiellement les rats et occasionnellement les hommes, par des piqûres de puces. Y. pestis est apparue il y a environ six mille ans à partir d’une autre bactérie, Yersinia pseudotuberculosis. Ces deux bactéries infectent les puces, mais les conséquences sont très différentes. Y. pseudotuberculosis tue la plupart des puces infectées, limitant de fait sa transmission. Au contraire de son ancêtre, Y. pestis ne tue pas les puces. Elle prolifère dans leur tube digestif, les faisant vomir lors du repas suivant, assurant ainsi la transmission des bactéries d’un mammifère à un autre.
Ces nouveautés, la capacité à proliférer dans l’intestin des puces et la nausée passagère occasionnée à la puce, ont constitué des étapes clés dans l’évolution de Y. pestis. Leurs origines génétiques ont été élucidées en comparant le génome de Y. pestis à celui de son ancêtre. C’est par l’acquisition de quelques gènes et l’inactivation par mutation de pas mal d’autres que Y. pestis est passée de la petite délinquance bactérienne au grand banditisme pandémique.
D’abord, ne pas se faire repérer par l’hôte. Un des gènes de Y. pestis, absent chez Y. pseudotuberculosis, permet à la bactérie de coloniser le tube digestif de la puce tout en se protégeant de ses défenses immunitaires. Ce nouveau gène, Y. pestis l’a obtenu d’une autre bactérie par transfert horizontal de matériel génétique, un mécanisme très courant chez les bactéries qui décuple leur succès évolutif.
Ensuite, ne pas scier la branche sur laquelle on est assis. Le gène que Y. pseudotuberculosis utilisait pour tuer les puces a été inactivé par quelques mutations chez Y. pestis, changeant ainsi radicalement la relation à son hôte, devenu porteur sain, juste un peu ballonné.
Enfin, ménager sa sortie. En s’agrégeant en biofilm à l’entrée de l’estomac de la puce, Y. pestis bloque le passage des aliments, ce qui déclenche la régurgitation lorsque la puce pique à nouveau pour se nourrir, et donc la transmission des bactéries. Y. pseudotuberculosis peut aussi former des biofilms, mais ce processus est réprimé par l’action de certains gènes. L’inactivation de trois de ces gènes chez Y. pestis lui permet de former des biofilms de manière constitutive et facilite sa propagation d’un animal à un autre.
Ces résultats mettent en lumière la manière dont une poignée d’événements génétiques, transferts de gènes et inactivations fonctionnelles, ont rapidement transformé une bactérie inoffensive pour l’homme en une tueuse implacable, responsable de dizaines de millions de morts à travers l’histoire. Ils illustrent aussi comment une nouvelle discipline, la médecine évolutive, a changé notre compréhension des épidémies.
Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 13 juillet 2016