Irrésistibles bactéries
Du petit rhume à la septicémie aiguë, nous luttons de manière effrénée, parfois hygiéniste, à grand renfort d’antibiotiques contre les microbes qui nous infectent. L’efficacité de ce type de traitement a cependant un effet collatéral inquiétant, la sélection de bactéries insensibles à ces mêmes antibiotiques. Ce phénomène d’antibiorésistance, accéléré par notre consommation massive d’antibiotiques, entraîne 12 500 décès par an en France. Début septembre, Ségolène Royal, la ministre de l’environnement, appelait de ses voeux des recherches sur ce phénomène, dont on observe les funestes conséquences sans en comprendre la dynamique.
Hasard du calendrier, la revue Science datée du 9 septembre publiait une étude sur l’évolution de l’antibiorésistance. Le généticien Roy Kishony et son équipe, affiliés à l’université Harvard (Massachusetts) et au Technion Institute of Technology, à Haïfa (Israël),y présentent un dispositif simple et ingénieux pour visualiser en temps réel le comportement d’une population de bactéries exposée à des doses croissantes d’antibiotique.
Tout se passe dans un gel rectangulaire de 1,20 m de long. Dans ce flan gargantuesque sur lequel les bactéries peuvent pousser sont incorporées des doses croissantes d’antibiotique. Une première bande de ce gel, à l’extrémité de la plaque, est dépourvue d’antibiotique. Le reste de la plaque est divisé en bandes contenant successivement une dose d’antibiotique, 10 doses, 100 doses, puis 1000 doses. Au début de l’expérience, les chercheurs ensemencent les bactéries dans la bande sans antibiotique, qu’elles envahissent rapidement par prolifération. A l’orée de la bande voisine, contenant la première dose d’antibiotique, les bactéries sont stoppées net dans leur croissance. Cependant, après quelques heures, deux ou trois petites colonies bactériennes, résistantes à la dose d’antibiotique, traversent ce mur virtuel et forment un nouveau front de progression qui envahit la bande traitée. Ce front atteint la troisième bande, où il interrompt sa course, là encore à l’exception d’une poignée de bactéries, insensibles à la nouvelle concentration d’antibiotique, pourtant dix fois supérieure. A chaque nouvelle dose rencontrée, le même scénario se répète, si bien que, après douze jours d’expérience, on peut lire sur la plaque toute l’histoire évolutive de cette population bactérienne devenue progressivement fortement résistante à l’antibiotique.
Le mécanisme à l’oeuvre dans l’évolution de ces bactéries est typiquement darwinien: seules les bactéries qui ont préalablement acquis des mutations génétiques leur conférant une résistance survivent aux doses croissantes d’antibiotique. Il n’y a peut-être qu’une chance sur un milliard qu’une mutation conférant la résistance apparaisse, mais justement la population bactérienne compte des milliards de cellules. Les rares gagnantes à la loterie génétique deviendront les fondatrices de la population future.
L’expérience de Kishony est remarquable parce qu’elle rend visible le phénomène invisible de l’évolution de l’antibiorésistance. Elle établit aussi qu’il est plus efficace d’administrer très tôt une forte dose d’antibiotique, plutôt que des doses faibles, augmentées à la demande, qui, finalement, sélectionnent des bactéries qu’on ne maîtrise plus.
Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 5 octobre 2016
Voir aussi : https://www.youtube.com/watch?v=plVk4NVIUh8