Le Monde – Explorer le vivant, façon Google Earth

Explorer le vivant, façon Google Earth

En biologie, les progrès découlent des limites sans cesse repoussées des échelles d’observation du vivant, du ballet des molécules filmées en action dans les cellules au suivi des écosystèmes au niveau planétaire.

Un survol rapide de l’histoire de la biologie depuis trois siècles illustre ces changements d’échelle dans l’exploration de la complexité du vivant. Avec les premières classifications naturalistes, on est passé du vivant désordonné au vivant ordonné. On a alors décrit ce vivant sous toutes ses coutures anatomiques, tissulaires, puis cellulaires. On a compris qu’il se conservait au fil des générations par la transmission du matériel génétique mais changeait néanmoins lentement au cours du temps évolutif. On a identifié peu à peu les composants moléculaires d’une cellule, dont on décortique depuis quelques décennies le fonctionnement et les interactions.

Parallèlement, la vie des organismes a été repensée dans leurs écosystèmes, mettant progressivement en lumière le rôle des échanges entre individus, entre espèces et, avec l’environnement, dans le fonctionnement de ces écosystèmes.

Un double paradoxe accompagne cependant ce zoom avant dans l’exploration de l’organisation biologique. D’une part, appréhender la complexité des systèmes biologiques requiert aujourd’hui des formalismes étrangers au bagage traditionnel des biologistes : ils empruntent à la chimie, à la physique et aux mathématiques.

La biologie du XXIe siècle est quantitative et fait appel, entre autres, à des statistiques de haute volée, de la programmation, de la modélisation, de l’intelligence artificielle, de l’analyse d’images. Autant de compétences qui font à peine partie du curriculum en biologie d’aujourd’hui, ce qui invite d’urgence à mettre l’accent sur des formations pluridisciplinaires pour les futurs biologistes.

D’autre part, le progrès dans la connaissance résulte de l’ultraspécialisation des chercheurs pour tel ou tel objet biologique. Il a pour coût une fragmentation de la biologie en tant que discipline scientifique, alors même que son objet d’étude, le vivant, est très unitaire. Il est devenu extrêmement difficile de penser le vivant dans une représentation qui intégrerait les différentes échelles de complexité, de l’écosystème aux plus fines interactions moléculaires au coeur des cellules.

Or, c’est de cela qu’il est question : comprendre le fonctionnement du vivant, c’est-à-dire l’appréhender dans son ensemble, requiert de réunir dans une même carte tous les fragments provenant des différentes échelles de complexité que nous explorons. Cela requiert aussi de déterminer les relations de causalité entre les échelles. Qu’est-ce que la liaison d’une hormone à son récepteur, par exemple, implique pour les molécules alentour, pour la cellule, le tissu, l’organisme, ses semblables, ou encore tout l’écosystème? Ce travail d’intégration demande aux biologistes de naviguer mentalement entre les différents niveaux d’organisation, comme on zoome en avant ou en arrière dans Google Earth. La force de ce programme ne tient pas tant à la qualité des photos satellites qu’à la possibilité de connecter mentalement les différentes échelles, de la terre entière aux rues d’Oulan-Bator, en Mongolie. La représentation du vivant gagne aussi en force lorsqu’on se représente ce qu’un phénomène observé à un niveau particulier implique pour les autres niveaux. Cette intégration est difficile car elle impose de comprendre, au moins un peu, les approches employées pour étudier chaque échelle d’observation. Mais elle donne le relief nécessaire à la compréhension du vivant, auquel le meilleur des spécialistes n’a pas accès s’il reste enfermé dans sa spécialité.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 6 septembre 2017