Domestication et queue en tire-bouchon
La domestication d’animaux sauvages, entreprise par l’homme il y a dix mille ans, a constitué un tournant majeur dans notre histoire évolutive. La transformation des espèces a porté sur la sélection, au cours des générations, d’individus porteurs de caractéristiques avantageuses pour l’homme. La première étape a probablement consisté à sélectionner des individus qui ne craignaient pas la présence des hommes. Puis d’autres caractères ont suivi, modifiant la reproduction, la taille et autres, selon que les espèces étaient destinées à l’agriculture, au transport ou à la compagnie. Mais qui donc eut l’idée saugrenue de sélectionner la queue en tirebouchon des cochons, bien différente de celle des sangliers ?
Dans les années 1950, le biologiste russe Dmitri Beliaïev entreprit une expérience visant à identifier les bases génétiques de la domestication. Il s’intéressa aux renards argentés, élevés pour leur fourrure, mais bien sauvages, auxquels il imposa un unique critère de sélection. A chaque génération, seuls les individus les moins craintifs visàvis de l’homme furent croisés pour produire la génération suivante. En seulement quelques générations, la proportion de renards apprivoisés atteignit des sommets. La sélection avait fonctionné à tel point que les renards recherchaient la présence des éleveurs, les accueillant par des jappements et battements de queue dignes de chiens envers leurs maîtres. Aujourd’hui, il ne manque à ces renards que l’obéissance à des ordres simples pour être parfaitement domestiqués. Mais l’expérience, qui court toujours, livra un résultat inattendu. Dans un élan de zèle évolutif, ces renards acquirent d’autres caractères qui n’avaient pas été sélectionnés: une tache blanche entre les yeux, les oreilles tombantes et la queue recourbée. Autant de particularités, qui, comme la queue en tire bouchon des cochons, distinguent souvent les espèces domestiquées de leurs ancêtres sauvages.
La domestication, et son cortège de modifications physiologiques et anatomiques, résulterait donc essentiellement de la sélection d’un comportement. Or tous ces caractères sont déterminés par des gènes, sur lesquels opère la sélection. Si les effets collatéraux, les caractères non sélectionnés, sont bien connus des éleveurs, qui depuis dix mille ans font de la génétique sans le savoir, l’identification des gènes impliqués donne encore du fil à retordre aux généticiens. L’étude des gènes qui orchestrent le développement embryonnaire a révélé que nombre d’entre eux ont des fonctions multiples. Ainsi, un gène peut participer à la formation du cerveau, des doigts, et à l’apparition de pigmentation sur diverses parties du corps. Si, dans le cas des renards de Beliaïev, comme dans la plupart des cas de domestication, on ne sait pas encore quels gènes ont été sélectionnés, il est très vraisemblable qu’il s’agit de gènes multifonctions. Des gènes sélectionnés pour leurs effets sur le comportement (indiquant leur rôle dans le développement du cerveau) mais qui affectent aussi d’autres caractères, comme la forme de la queue.
Pour autant qu’il faille le rappeler, la domestication témoigne de manière éclatante qu’il n’existe pas de gènes dédiés spécifiquement à des comportements complexes, tels que des gènes de l’intelligence, du crime ou de l’orientation sexuelle.
Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 9 décembre 2015