Le Monde – Des mini-organes cultivés in vitro

Des mini-organes cultivés in vitro

Remplacer un organe défaillant par un autre est devenu un acte chirurgical courant, mais qui est limité par les dons d’organes. Les progrès spectaculaires de la biologie des cellules-souches, ces cellules indifférenciées à l’origine des différents types cellulaires (neurones, muscle, épiderme, etc.) ont nourri l’idée qu’on pourrait un jour produire des organes in vitro, comme on fait pousser une plante à partir d’une graine. Science-fiction ? Plus tout à fait. Les biologistes sont désormais capables d’obtenir en culture toutes sortes d’organoïdes humains, versions miniatures de nos organes.
La façon la plus simple de faire pousser un organe in vitro serait de reproduire en culture son développement embryonnaire normal. Nos organes sont constitués de différents types cellulaires organisés en couches ou en réseaux comme les pièces d’un puzzle en trois dimensions. Ces types cellulaires proviennent de cellules-souches qui se différencient et s’organisent lors de l’embryogenèse. Au cours des trente dernières années, l’étude du développement embryonnaire d’animaux a permis d’identifier les signaux moléculaires qui orchestrent la différenciation des cellules-souches dans l’embryon. On en a déduit différents cocktails moléculaires qui, appliqués aux cellules-souches humaines, permettent leur différenciation in vitro en cellules fonctionnelles (nerveuses, cardiaques, musculaires, intestinales, etc.). Jusqu’à très récemment, cependant, ces cellules différenciées ne formaient que de simples agrégats sans organisation tissulaire.
Aujourd’hui, les conditions de culture, plus proches des conditions physiologiques, permettent aux cellules dont on induit la différenciation d’accomplir in vitro ce qu’elles réalisent normalement dans l’embryon : s’organiser en territoires, en couches distinctes, s’agencer dans l’espace, et ainsi constituer des ébauches d’organes. D’un amas de pièces de puzzle, on passe à des structures en 3D obtenues in vitro, des organoïdes, tels que des intestins, des poumons, des reins, des foies, des rétines, et même… des mini-cerveaux ! Ces mini-organes humains présentent de telles similitudes morphologiques et fonctionnelles avec nos organes adultes qu’ils ouvrent des champs de recherches et d’applications considérables.
Possibilités inédites
D’abord, parce qu’ils récapitulent in vitro les mécanismes du développement des organes pendant l’embryogenèse, les organoïdes constituent des modèles précieux pour observer en direct l’organogenèse, autrement inaccessible chez l’humain. En outre, si ces organoïdes ne sont pas aussi développés et matures que des organes adultes, ils peuvent néanmoins être greffés pour remplacer des tissus lésés. Le groupe d’Hans Clevers, de l’université d’Utrecht aux Pays-Bas, s’est ainsi spécialisé dans la production de mini-intestins. Il les obtient à partir des cellules-souches qui assurent le maintien et le renouvellement de l’intestin adulte. Cette équipe a déjà réussi à greffer des mini-intestins chez la souris.
Les organoïdes peuvent ensuite servir de modèles pour étudier des pathologies, en premier lieu les cancers. Clevers et son équipe ont reproduit dans de mini-intestins l’évolution de tumeurs, depuis leur apparition jusqu’aux étapes métastatiques. Ils ont pour cela introduit dans le génome des cellules-souches intestinales, les mutations fréquemment associées aux cancers du colon. Cela a mis en lumière l’effet précis de chaque mutation testée. On peut aussi dériver des organoïdes directement de cellules tumorales. Cela permettra de réaliser sur ces organoïdes des tests de traitement pour en mesurer l’efficacité sur les tumeurs et la toxicité sur le tissu. A terme, ceci devrait améliorer la caractérisation des tumeurs et la personnalisation des traitements.
Des organoïdes peuvent également être obtenus non pas à partir de cellules-souches mais de cellules adultes différenciées. Ces cellules sont reprogrammées d’abord vers un état pluripotent, puis vers de nouveaux destins cellulaires. Le laboratoire de Jürgen Knoblich, à l’Institut de biotechnologie moléculaire, en Autriche, a réussi ce tour de force en produisant, à partir de cellules de peau adulte, des mini-cerveaux humains qui ne dépassent pas la taille d’une lentille. Ces organoïdes cérébraux récapitulent autant les étapes précoces du développement du cerveau que la mise en place de différentes régions cérébrales et leurs connexions.
Les organoïdes n’ont pas vocation à remplacer l’étude in vivo, chez l’homme ou l’animal, de la formation et du fonctionnement des organes. En revanche, ils la complémentent et s’imposent comme de nouveaux modèles ex vivo, intermédiaires entre la culture cellulaire pure et l’étude des organes in vivo. Combinés aux progrès de l’ingénierie génétique, les organoïdes ouvrent des possibilités inédites pour mieux comprendre l’organogenèse, modéliser les maladies ou tester des molécules thérapeutiques. Enfin, ils marquent une étape importante dans la production d’organes de remplacement.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 4 août 2015