Le Monde – De l’imperfection des fleurs naît le bleu

De l’imperfection des fleurs naît le bleu

Le monde biologique bruisse d’irrégu­larités, d’imperfections, que les physi­ciens qualifient de désordre. Elles se manifestent à tous les niveaux d’organisa­tion biologique, du microscopique au macroscopique. Dans bien des cas, le vivant s’accommode de ces défauts de fabrication. L’asymétrie d’un visage, par exemple, résulte de ce désordre, mais est essentielle à son esthétique. Au­-delà de s’en accommo­der, à quel point le vivant exploite-­t-­il ce désordre ? Des biologistes et des physiciens de l’université de Cambridge, sous la direc­tion de Beverley Glover, se sont penchés sur cette question en étudiant l’apparence des fleurs et le comportement des insectes qui les pollinisent. Leur étude est parue le 26 octobre dans la revue Nature.

En plus des pigments, de nombreuses fleurs produisent des couleurs structurel­les, qui leur donnent un reflet particulier. Ces reflets sont apparus indépendamment sur les pétales de fleurs appartenant à plu­sieurs familles : hibiscus, tulipes, pivoines mâles et pois de senteur. Afin de compren­dre l’origine de ces reflets, les chercheurs ont examiné au microscope électronique les pétales de ces fleurs, en particulier la surface des cellules qui les recouvrent. Dans tous les cas, ces cellules sont couvertes de stries parallèles d’un ou deux micromètres de large, accolées comme des faisceaux de spaghettis crus. A la différence des spaghet­tis, cependant, ces stries accumulent les irrégularités : parallélisme approximatif par endroits, épaississements, sillons de hauteur variable, donnent à l’ensemble une sympathique note artisanale et une impres­sion globale de désordre.

Les chercheurs se sont demandé si l’irrégu­larité des stries avait une influence sur la couleur des fleurs. Eclairées par la lumière blanche, ces nanostructures produisent une faible iridescence, analogue à celle observable sur des bulles de savon. De plus, toutes les fleurs aux stries irrégulières pro­duisent un halo bleu, visible lorsque les rayons lumineux arrivent avec un certain angle sur la surface des pétales. Afin de tes­ter si le halo bleu provenait des irrégulari­tés, les chercheurs ont fabriqué des fleurs artificielles qu’ils ont décorées de stries plus ou moins régulières. Cette modélisa­tion biomimétique a mis en évidence que ce sont bien les imperfections des stries qui produisent le halo bleu.

Ce halo bleu pourrait-­il produire un signal visuel exploitable par des insectes pollinisa­teurs ? Pour le savoir, les chercheurs ont col­laboré avec des bourdons, auxquels ils ont proposé des fleurs artificielles striées présentant divers degrés de désordre à leur sur­face. Après quelques heures d’entraînement à reconnaître et à visiter ces fleurs artificielles, moyennant récompense ou punition (solution sucrée ou amère), les chercheurs ont constaté que les bourdons associaient exclusivement la récompense ou la puni­tion au halo bleu. En l’absence d’irrégulari­tés dans les stries, lorsque les fleurs artifi­cielles ne produisent pas le halo bleu, les bourdons mettent plus de temps à apprendre à reconnaître les fleurs sucrées.

Les bourdons, comme beaucoup d’insec­tes, sont naturellement sensibles au bleu, couleur que peu de fleurs ont la capacité génétique et biochimique de produire par des pigments. A défaut de pigment bleu, les fleurs ont tiré parti des irrégularités de nanostructures qui décorent leurs pétales pour produire un halo bleu, que les bour­dons détectent pour mieux localiser les fleurs. Ce qui pouvait apparaître comme une imperfection ou un défaut de construction est finalement devenu un atout dans la com­munication entre les fleurs et les insectes, à la lumière de la sélection naturelle.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 22 novembre 2017