Le Monde – Dans les cuisines de la recherche

Dans les cuisines de la recherche

Engoncé dans sa blouse blanche et drapé d’une froide rigueur pour mesurer la rotondité des petits pois ou la masse de particules insaisissables, voilà l’intimidante image d’Epinal du scientifique présentable ! Si le cliché est en partie fondé – la science obéit bien à des règles strictes et requiert rigueur et méthode –, il néglige cependant une qualité essentielle du chercheur, la créativité.

Cette créativité se manifeste à toutes les étapes de la recherche. D’abord, dans la curiosité et l’art d’interroger la nature en faisant un pas de côté pour observer des faits sous un angle nouveau, et ainsi poser des questions originales. Ensuite, dans l’aptitude à trouver des réponses aux questions formulées. A ce titre, la réponse importe moins que la manière d’y parvenir, et c’est alors de créativité technique qu’il s’agit. Elle se manifeste enfin dans l’expression intelligible et convaincante des résultats obtenus, leur mise en contexte et leur narration. L’imagination, qui guide la créativité, doit dans un premier temps être complètement libre, avant d’être ensuite passée au crible de la rigueur cartésienne qui rationalise la démarche scientifique.

La créativité à l’œuvre à chacune des étapes de la science rappelle celle qui guide la recherche artistique. Les arts culinaires se prêtent bien à l’analogie : la composition d’un nouveau plat, sa réalisation et sa présentation dans l’assiette font toutes trois appel à la créativité des cuisiniers. En cuisine comme en recherche, l’exploration de l’inconnu ne suit pas de ligne toute tracée. Au contraire, elle invente un chemin qui se dessine progressivement, par des associations libres de pensées, des rapprochements parfois incongrus, pour certains vite abandonnés. De ces associations jaillissent de nouvelles intuitions ou de nouvelles saveurs, comme autant d’étincelles dans la nuit.

S’il est un peu chaotique, ce processus n’a cependant rien d’anarchique. Il s’agit plutôt d’un jeu d’essais ou d’erreurs méthodiques, de recombinaisons à partir de ce qui existe déjà. Il s’appuie sur des connaissances, mais surtout sur la liberté et l’audace de tenter de nouvelles associations. Ce vagabondage créatif produit nécessairement des ratés, qu’il faut accepter comme inhérents au processus. Mais il fait surtout émerger de nouvelles propositions, d’abord fragiles et incertaines, qui seront ensuite consolidées, précisées ou abandonnées.

Dès lors que l’on prend conscience que la science se nourrit essentiellement de la créativité, et que l’on en comprend les ressorts, deux constats s’imposent. D’une part, une recherche innovante requiert de pouvoir penser l’inconnu en toute liberté, en s’appuyant sur la créativité des chercheurs. Etre créatif nécessite d’avoir du temps, ainsi que le droit à l’errance maîtrisée et à l’erreur. Aussi, les politiques scientifiques qui exigent un retour sur investissement planifié et rapide brident-elles la créativité et la capacité à anticiper l’inattendu. Elles font donc fausse route.

D’autre part, la créativité dans la recherche, dont le rôle essentiel est sous-estimé par les chercheurs eux-mêmes, devrait être cultivée dès la formation des étudiants. Par exemple, en favorisant des rapprochements entre le monde de la recherche et ceux des milieux artistiques et du design qui reposent fondamentalement sur la créativité.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 19 mars 2014