Le Monde – Carpaccio paléolithique

Carpaccio paléolithique

Alors que les végétariens de tous bords poussent les consommateurs de viande dans leurs retranchements d’espèce omnivore, la science s’intéresse à nos origines carnivores. Les paléoanthropologues Katherine Zink et Dan Lieberman, de l’université Harvard, viennent de publier dans la revue Nature du 24 mars une étude sur la façon dont nos lointains ancêtres ont commencé à consommer de la viande. Un tournant qui a influencé notre évolution anatomique.

Nous descendons assurément de singes herbivores, qui passaient le plus clair de leur temps, tout comme les grands singes d’aujourd’hui, à mastiquer des feuilles. Ce régime alimentaire est, entre autres, rendu possible par une puissante mâchoire et de grosses prémolaires. Les menus se diversifient dans le genre Homo il y a environ 2,6 millions d’années avec l’introduction de la viande.

Celle-ci apporte certes bien plus de calories que les feuilles, mais elles sont difficiles à extraire. Or paradoxalement, Homo erectus, pourtant consommateur de viande accompli, présentait déjà une réduction sérieuse de l’appareil masticateur et de la taille des dents. Comment ces premiers hommes carnivores s’y prenaient-ils pour extraire les calories de la viande avec leurs petites dents ? La découverte du feu, et son usage en cuisine pour cuire et attendrir la viande a certainement aidé. Mais son usage ne s’est généralisé que plus tard, quand la viande était déjà une constante au menu d’Homo erectus.

Zink et Lieberman ont voulu savoir si l’utilisation d’outils en pierre, apparus avant le feu, pouvait avoir contribué à rendre la viande crue ingérable, en réduisant les efforts nécessaires à sa mastication. Pour ce faire, ils ont tout d’abord donné à mastiquer à des volontaires de la chèvre crue, dont la chaire ferme est proche du type de viande à laquelle nos ancêtres avaient accès. Mais sans traitement préalable, cette viande crue est presque impossible à découper en morceaux ingérables avec nos petites dents.

En revanche, en découpant la viande avec des outils, et en l’apprêtant pour l’attendrir, l’effort de mastication nécessaire pour la rendre ingérable est réduit de 17%. Et plus encore si cette viande est cuite.

Un scénario évolutif se dessine : l’usage d’outils, et plus tard du feu, pour apprêter et consommer la viande aurait permis d’extraire davantage de calories tout en diminuant l’énergie et le temps de mastication nécessaires. En conséquence, les individus dotés de dents plus petites et de mâchoires moins fortes ont survécu tout aussi bien que leur congénères (résultat de ce que les évolutionnistes appellent le relâchement d’une contrainte sélective). Cette réduction de la taille des mâchoires a modifié la forme de la face, permettant l’apparition de lèvres plus mobiles, essentielles pour former des mots.

On perçoit ainsi de quelle manière de nouvelles pratiques culturelles, tel l’usage d’outils, ont permis l’évolution progressive de notre anatomie et la modification en profondeur de notre identité biologique. Comment les développements technologiques que nous vivons vont-ils à leur tour influencer notre évolution future ? Nous en remettre de plus en plus aux machines pour nous déplacer ou penser à notre place n’est sans doute pas sans conséquence sur notre destin biologique.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 20 avril 2016