La percée d’un Perec de l’ADN
Les adeptes de la biologie synthétique s’évertuent à penser et à reconstruire les mécanismes moléculaires qui opèrent dans le vivant, voire à en concevoir de nouveaux, comme le font des ingénieurs. Les systèmes synthétiques permettent à la fois de comprendre les principes généraux du vivant et de construire sur mesure des organismes qui remplissent des fonctions particulières. C’est dans cette optique d’ingénierie du vivant que s’inscrivent les travaux de l’équipe de George Church, à l’université Harvard. Cette équipe – tout comme celle de Farren Isaacs (à Yale) – vient en effet de créer une souche bactérienne dont elle a modifié le code génétique de telle manière qu’elle ne peut survivre en dehors du laboratoire.
Le code génétique est le système qui permet de traduire le langage de l’ADN, composé des quatre lettres chimiques A, T, G, C, en protéines, qui reposent sur un alphabet chimique complètement différent constitué de vingt acides aminés. Ce code génétique dicte la relation entre ADN et protéines : à chaque triplet de lettres d’ADN (TAT, GTA, CCC…) correspond un acide aminé particulier (tyrosine, valine, proline…). De façon remarquable, le code génétique est le même chez tous les organismes vivants, virus, bactéries, animaux, plantes… C’est cette universalité du code génétique, vieux de plus de 3,5 milliards d’années, qui permet de faire produire par des bactéries des protéines humaines, comme de l’insuline pour traiter le diabète.
En 2013, en Georges Perec de la génétique, l’équipe de Church présentait le premier organisme au génome réencodé, une bactérie dont le triplet TAG avait été entiè rement retiré du génome. Cette «disparition», rappelant celle de la lettre e dans le roman de Perec ainsi titré, ouvrait une possibilité inédite : associer à ce triplet dé sormais libre un nouvel acide aminé, synthétique, étran ger au vivant.
C’est ce que les chercheurs de Harvard présentent dans un article publié le 21 janvier dans la revue Nature. Ils ont réintroduit le triplet TAG dans plusieurs gènes essentiels à la survie de la bactérie et lui ont assigné un nouvel acide aminé synthétique, bipA. Ce composé n’existe pas dans la nature et les bactéries ne peuvent pas le produire par elles-mêmes. La survie de cette souche de bactéries dépend donc exclusivement de cet apport. La souche ne peut se maintenir en dehors du laboratoire, et aucune mutation ni aucun échange génétique avec d’autres bactéries ne peut la sauver de sa dépendance au bipA. Pour la première fois, le code génétique d’une bactérie a été modifié, et cette bactérie semble ne pas s’en porter plus mal.
Toutes sortes de modifications de cette bactérie sont désormais envisageables (par exemple pour produire des médicaments). Si les risques réels de la voir s’échapper des laboratoires sont encore difficiles à estimer, ce système de confinement biologique par la dépendance à un composé artificiel représente un niveau de contrôle inégalé. L’ingénierie de nouvelles protéines, contenant des acides aminés synthétiques, ouvre ainsi la porte à de nouvelles fonctions, encore inconnues, qui pourront trouver diverses applications. Mais, plus largement, cette étude marque un tournant dans la biologie synthétique, avec la production d’un organisme génomiquement réencodé qui constitue une nouvelle forme de vie telle que la Terre n’en a jamais connu.
Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 18 février 2015