Le Monde – De la génétique sur le bout des doigts du poulet

De la génétique sur le bout des doigts du poulet

Comme les cinq doigts de la main… Les oiseaux n’en disent pas tant avec leurs trois doigts au bout des ailes! Si la plupart des vertébrés terrestres ont cinq doigts, ce nombre a souvent été réduit au cours de l’évolution à quatre, trois, deux, un et même zéro chez les serpents, qui ont perdu leurs pattes. Chez les oiseaux, les ailes –l’équivalent de nos bras– se terminent par trois doigts cachés par les plumes. Or leurs ancêtres, derniers descendants d’une lignée de dinosaures, avaient bien cinq doigts à chaque main. Les doigts des ailes ne ressemblant pas à ceux de leurs ancêtres, comment alors les identifier? Quels doigts ont été conservés ou perdus au cours de leur évolution ?

Les archives fossiles qui fournissent le film fragmentaire des transitions évolutives suggèrent que les doigts des oiseaux sont le pouce, l’index et le majeur. Au contraire, la biologie du développement qui décrit comment l’anatomie se met en place pendant l’embryogenèse indique que les ébauches des trois doigts apparaissent aux positions occupées par l’index, le majeur et l’auriculaire chez les vertébrés à cinq doigts.

Un, deux et trois, contre deux, trois et quatre. Comment trancher, si l’on peut dire, entre ces deux scénarios ? L’équipe de Günter Wagner à l’université de Yale (Etats-Unis) a établi la carte d’identité génétique de chacun des trois doigts d’ailes et des quatre doigts des pattes de poulet, en listant tous les gènes impliqués dans leur mise en place pendant l’embryogenèse. Des centaines de gènes sont utilisées pour construire un doigt. Ils agissent comme autant de corps de métier sur un chantier. Certains sont communs à tous les doigts, d’autres sont spécifiques à un seul, lui conférant une identité unique (par exemple celle d’index).

Les chercheurs expliquent dans la revue Nature du 29 septembre avoir établi le profil génétique des doigts des pattes, dont l’identité morphologique est claire (le premier doigt est un pouce, etc.). Ils ont ensuite comparé ces profils à ceux des doigts d’ailes et ont cherché les correspondances. L’idée sous-jacente est que des structures évolutivement apparentées, même très dissemblables dans leurs formes, possèdent des profils génétiques similaires.

Deux conclusions émergent de cette comparaison. D’une part les doigts 1 des pattes et des ailes ont des profils génétiques très similaires, indiquant leur proche parenté évolutive. Le doigt 1 de la patte étant indiscutablement un pouce, le premier doigt de l’aile est donc également un pouce. Ces résultats réconcilient les interprétations embryologiques et paléontologiques: chez les ancêtres des oiseaux, les ébauches de pouce et d’auriculaire ont disparu, limitant à trois le nombre de doigts. Et l’ébauche du doigt 2 s’est transformée en exprimant les gènes spécifiques du pouce, et non ceux de l’index. D’autre part les doigts 2 et 3 de l’aile utilisent des gènes différents de ceux de la patte, et semblent avoir acquis une nouvelle identité génétique, au point qu’il est devenu impossible de dire pour le moment à quels doigts ils correspondent. Cette étude illustre comment l’intégration des données génétiques aux données paléontologiques et embryologiques apporte un nouvel éclairage et de nouvelles hypothèses sur des questions anciennes d’évolution de l’anatomie.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 15 octobre 2011