Le Monde – Le hasard, moteur de l’évolution

Le hasard, moteur de l’évolution

Les sociétés humaines, comme les espèces, évoluent grâce à leur capacité d’adaptation à un environnement complexe et toujours changeant. Pour les espèces, l’adaptation repose sur des innovations morphologiques, physiologiques et comportementales. Ces innovations évolutives résultent de deux phénomènes. D’une part, des mutations génétiques, aléatoires, source des nouveautés, et d’autre part, de la sélection naturelle, véritable filtre qui préserve les nouveautés bénéfiques et élimine celles qui limitent la survie et la reproduction. Les mutations proposent, la sélection dispose. L’exploration de l’espace des possibles (formes, comportements ou physiologie), au gré des mutations aléatoires, joue donc un rôle moteur dans l’évolution des espèces, sans qu’un quelconque projet ne guide ce processus.

La plupart des innovations évolutives ne sont certainement pas intervenues initialement pour remplir les fonctions qu’on leur connaît aujourd’hui. Par exemple, les ailes des oiseaux ne sont pas apparues chez leurs ancêtres pour leur permettre de voler (ce qui sous-entendrait qu’il y avait un projet). Il n’y a pas derrière cette innovation un ingénieur cherchant une solution à un problème concret. Au contraire, des mutations aléatoires ont modifié les membres antérieurs des ancêtres des oiseaux, leur permettant sans doute de planer. Ils ont été avantagés par cette nouvelle propriété et leur lignée s’est maintenue, conservant les mutations bénéfiques. La capacité de voler des oiseaux est le produit d’une longue évolution, non linéaire et sans finalité, qui a bénéficié de l’assemblage opportuniste de plusieurs innovations (plumage, squelette, etc.).

Les sociétés humaines survivent et prospèrent dans leur environnement en partie grâce à leurs capacités de développement technique qui reposent sur leur compréhension de cet environnement. Aussi les innovations humaines, techniques ou médicales découlent-elles de notre capacité à comprendre le monde dans lequel nous vivons. Et cette compréhension est le fruit de recherches, sans a priori ni but trop précis.

La démonstration n’est plus à faire : nombre de découvertes, et leurs applications, qui ont contribué au développement des sociétés humaines, sont survenues par tâtonnement plutôt qu’en suivant un plan linéaire et prédéfini. Les rayons X ou le laser, parmi les exemples récents, n’ont pas été développés pour les applications qu’on leur connaît aujourd’hui, mais dans des contextes de recherche fondamentale. De même, la découverte des ARN interférentiels, qui représentent aujourd’hui l’une des pistes les plus prometteuses pour lutter contre les maladies génétiques, est le fruit de recherches fondamentales sur la couleur des pétunias et la formation des muscles chez un petit ver !

Comme pour l’évolution des espèces, la liberté des chercheurs d’explorer l’espace des possibles de la connaissance, sans a priori, est une garantie de découvertes innovantes. Aussi, quand l’agenda politique fixe des objectifs de recherche de façon trop contraignante, il oublie que les solutions aux attentes sociétales naissent souvent ailleurs que là où on pensait les trouver. Il importe donc de continuer à diversifier les directions de la recherche, en favorisant la liberté et la créativité, adossées à une démarche rigoureuse qui a fait ses preuves.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 1er décembre 2012