Le Monde – Entre séduction et agression, une poignée de neurones

Entre séduction et agression, une poignée de neurones

C’est officiel, vu à la télé, la frontière entre séduction et agression est floue pour beaucoup d’hommes. Si la sociologie du phénomène fait les gros titres, la neurobiologie de ces deux comportements bien distincts a également beaucoup à dire. Chez les (autres) animaux, ils sont le plus souvent mutuellement exclusifs : les mâles courtisent les femelles par des parades sexuelles élaborées alors qu’ils attaquent et repoussent les mâles rivaux.

Cour et agression sont des modèles privilégiés pour identifier quels neurones produisent des comportements sociaux, innés et stéréotypés. Les neurobiologistes cherchent à comprendre l’organisation de ces neurones en circuits, et de quelle manière ils intègrent diverses informations (sensorielles, physiologiques) et produisent différents états internes (émotions, excitation, motivation) pour aboutir au comportement lui-même.

On doit à la génétique moderne, pratiquée notamment chez la mouche drosophile et la souris, des progrès récents et spectaculaires en réponse à ces questions. Alors que les neurobiologistes imaginaient que les comportements de cour et d’agression utilisaient des circuits neuronaux bien distincts, des travaux de plusieurs laboratoires livrent une image différente. Le neurogénéticien David Anderson, du California Institute of Technology, saisit l’essence de ces découvertes dans une perspective publiée fin 2016 dans la revue Nature Reviews Neuroscience. Il y explique notamment que cour et agression, chez la souris comme chez la drosophile, utilisent des circuits de neurones en partie communs.

Chez les drosophiles, ces comportements se décomposent en actions simples : par exemple un assaut, pattes en avant, sur un mâle rival, ou une sérénade, version mouche, chantée à la femelle par des vibrations de l’aile. Des centaines de neurones, organisés en circuits, produisent collectivement ces comportements, sans que le rôle de chacun d’eux soit bien compris. Cependant, l’activation, par une astuce génétique, d’une douzaine de neurones, présents spécifiquement dans le cerveau des mâles, suffit à déclencher alternativement agression ou parade sexuelle. C’est le niveau d’activation de ces neurones qui décide du type de comportement. Une sorte d’interrupteur commun, avec plusieurs positions. D’autre part, après que l’expérimentateur arrête d’activer ces neurones, les comportements, eux, perdurent. Ainsi ces neurones contrôlent-ils non seulement le déclenchement de ces comportements sociaux, mais également l’état d’excitation nécessaire à leur manifestation.

Chez la souris, c’est une petite région de l’hypothalamus, de quelque 2000 neurones, qui joue un rôle similaire. Lorsqu’elle est activée, les mâles se montrent plus agressifs avec leurs congénères, ou tentent avec ardeur de s’accoupler avec une femelle. Et tout comme chez les mouches, ces neurones semblent contribuer à réguler le niveau d’excitation nécessaire au déclenchement de la cour ou de l’agression.

Ces résultats révèlent une connexion inattendue, au niveau neuronal, entre les comportements de cour et d’agression. En effet, une poignée de neurones (parmi 100 000 chez la mouche ou des millions chez la souris) est à la croisée de ces deux comportements sociaux exclusifs. Ces neurones, par l’intégration d’informations internes à l’animal, ou d’un contexte véhiculé par ses sens, déterminent la décision d’attaquer, de séduire ou bien de passer son chemin. De plus, les similitudes observées entre la mouche et la souris laissent à penser qu’une même logique neuronale existe dans le cerveau humain, offrant potentiellement un ancrage neurologique pour étudier en quoi la frontière entre séduction et agression est floue chez certains.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 10 janvier 2018