Le Monde – Des yeux dans la soupe prébiotique

Des yeux dans la soupe prébiotique

En 1924, le biochimiste russe Alexandre Oparine propose une théorie origi­nale pour expliquer l’apparition des premières cellules vivantes, il y a près de quatre milliards d’années. Il suggère que des gouttelettes constituées d’agrégats de gros­ ses molécules en suspension dans la soupe prébiotique forment des protocellules, ancê­tres des cellules actuelles. Cette comparti­mentation de la matière organique marque une transition cruciale dans l’organisation vers le vivant. Si la théorie d’Oparine est plausible à bien des égards, elle conserve une faiblesse majeure : comment ces gout­telettes ont­-elles commencé à se diviser, ainsi que les cellules le font ? Une équipe de physiciens et de biologistes emmenée par Frank Jülicher de l’Institut Max­Planck de physique des systèmes complexes, à Dresde en Allemagne, vient de proposer une solu­tion relativement simple à ce problème. Ces chercheurs ont publié dans la revue Nature Physics, en décembre 2016, un modèle ex­pliquant comment des gouttelettes chimiquement actives peuvent croître et se divi­ser telles des cellules.

Tout comme l’huile et le vinaigre ne se mé­langent pas, les macromolécules du monde vivant peuvent former des phases liquides, séparées en fonction des affinités molécu­laires. Si on verse du vinaigre dans de l’huile, les molécules de vinaigre vont s’or­ganiser en gouttelettes. Plus on ajoute de vinaigre et plus les gouttelettes vont grossir, mais sans se diviser comme le feraient des cellules. Que manque-­t-­il à ce système pour qu’elles le fassent ?

Les chercheurs ont imaginé un modèle théorique dans lequel une molécule peut se trouver sous deux états chimiques distincts, A ou B, séparés dans des phases différentes. Dans l’état A, les molécules, insolubles dans le milieu, s’agrègent par affinité et forment des gouttelettes. A l’inverse, les molécules dans l’état B se dissolvent dans le milieu. Le modèle prévoit aussi que les molécules dans l’état A peuvent spontanément passer vers l’état B. Ainsi, concentrées dans une gouttelette, les molécules dans l’état A qui changent vers l’état B quittent alors la gouttelette. Les molécules B dissoutes dans le milieu peuvent aussi passer dans l’état A, mais moyennant un apport d’énergie (par exem­ple les rayons solaires), et rejoindre une gouttelette. Imaginons, pour se représenter les choses, que A et B sont respectivement du vinaigre et de l’huile. Tout se passe comme si des molécules de vinaigre agré­gées en gouttelettes se transformaient en huile et sortaient de la gouttelette de vinai­gre. Elles pourront plus tard être à nouveau transformées en vinaigre, à l’aide d’énergie, et rejoindre une gouttelette, et ainsi de suite.

Ces changements d’état moléculaires créent des flux de matière qui peuvent faire grossir les gouttelettes. Le modèle prédit que ces augmentations de taille créent surtout un état énergétique instable qui conduit les gouttelettes à se scinder en deux, tout comme les cellules qui se divisent.

Ce modèle propose donc que de simples changements d’état d’une molécule dans les gouttelettes d’Oparine suffisent à leurs divi­sions. Autrement dit, ces gouttelettes, mini­-réacteurs chimiques, sont les moteurs de leurs propres croissance et division. Ce modèle théorique lève un verrou conceptuel qui affaiblissait l’hypothèse d’Oparine. Il montre de quelle manière des agrégats mo­léculaires peuvent former des compartiments dans une soupe primitive, croître et se diviser grâce à un métabolisme simple, et ainsi donner naissance à des protocellules. Une fois apparues, ces protocellules ont pu se transformer par les principes de la sélec­tion naturelle pour donner naissance aux cellules telles que nous les connaissons aujourd’hui.

Par Nicolas Gompel & Benjamin Prud’homme. Publié dans Le Monde le 15 février 2017